Un coup de gueule salutaire de Fabrice Nicolino
Dans sa Lettre à un paysan sur le vaste merdier qu'est devenue l'agriculture (Les échappées, janvier 2015, 124 pages, 13,90 €), le journaliste et essayiste Fabrice Nicolino crache le morceau sur les 70 dernières années d'agriculture productiviste : autrement dit la disparition planifiée du monde paysan au profit d'une industrie destructrice, une sorte d'ubérisation avant l'heure (faire de l'agriculteur le maillon appauvri de la chaîne de valeur).
Commençons avec le doryphore. En 1930, la patate couvre 7 % des surfaces cultivées, soit 1,5 millions d'hectares. En 1933, le doryphore se trouve dans 33 départements ; ce sera 58 l'année suivante. Tout le monde a échoué face à ce terrible mal, jusqu'à Hermann Müller en 1940 (chimiste de la firme suisse Geigy) qui découvre les travaux de l'autrichien Othmar Zeidler qui synthétisa en 1874 une molécule appelée dichlorodiphényltrichloroéthane (plus connue sous l'abrégé DDT). Müller teste le DDT, qui extermine les poux et les acariens (le DDT stoppera l'épidémie de typhus à Naples en 1943), et le doryphore : bingo ! Mais ce sont les Américains qui foncent : « En 1944, quatorze usines américaines crachent par centaines de tonnes du DDT qui sauvera in extremis nombre de rescapés des camps de la mort nazis. » (p.17) A ce moment-là, nul ne savait que le DDT s'attaque à tous les organismes : c'est une merde cancérigène et un terrible reprotoxique (entrave à la reproduction des êtres vivants). Dans le généreux plan Marshall de 1947 (on vous prête des dollars … mais à la condition que vous achetiez des produits américains), il y aura plein de choses au catalogue, comme le bas Nylon, les chewing-gums, les tracteurs John Deere et le DDT.
En 1954, André Pochon s'installe sur une ferme de 8 hectares. A ce moment-là, le productivisme a déjà gagné : il faut agrandir les exploitations, mécaniser, produire toujours plus … et la thèse officielle est qu'une « graminée ne pouvait pousser correctement sans apport extérieur d'azote ». Or l'une des trouvailles d'André Pochon est justement « de planter ses prairies – dans la tradition, on n'y touchait pas – avec un assemblage d'herbe ray-grass et de trèfle blanc. Le trèfle blanc est dans ces conditions un incroyable fertilisant, qui permet d'entretenir des prairies abondantes sans recours aux engrais azotés. » (p.28) Avec ses 8 ha, Pochon produit autant que les fermes de 20 à 25 ha !
Nous vous laissons découvrir la suite du saccage de l'espace rural, pour le plus grand profit des industriels et de leurs serviteurs. Sans prétendre à l'exhaustivité, Nicolino balance les « criminels », ici en vrac : Edgar Pisani, Michel Debatisse, Fernand Willaume, Jean Bustarret, Marcel Valtat (l'homme qui conseille l'industrie de l'amiante), Raymond Février, Luc Guyau, Xavier Beulin (ah celui-là, c'est le pompon ! Le conflit d'intérêt est un concept étranger à sa personne : grand manitou d'une multinationale agroalimentaire qui saigne les agriculteurs ET actuel président de la FNSEA – le syndicat des agriculteurs qui négocie tout avec le pouvoir depuis 60 ans à peu près... ).
Où nous mène le business agricole productiviste ? « L'américain Lester Brown, l'un des meilleurs [agronomes], déclare que la production alimentaire mondiale connaît une stagnation, qui annonce de terribles baisses. Entre autres, pour 4 raisons principales : épuisement des sols, baisse des nappes phréatiques, consommation croissante de viande – qui immobilise des terres à céréales -, dérèglement climatique. Le monde va vers la famine, la famine de masse, malgré et en partie à cause de la FAO. » (p.94)
Ce qu'il pense de la FAO le Nicolino ? « Que te dire ? Que la FAO me donne envie de dégueuler ? Je te le dis. Ces putains de bureaucrates et leurs discours de salauds sur l'horreur de la faim me débectent. (…) S'il régnait la moindre justice, la FAO dans son entier serait virée avec perte et fracas pour cause de délirante incompétence. » (p.96)
Dénoncer le fléau actuel, c'est bien beau, mais comment nourrir la population dans ce XXIe siècle ? Nicolino donne les réponses adéquates :
- en 2007, dans le rapport d'un colloque de la FAO, on peut lire qu'une « conversion planétaire à l'agriculture biologique, sans défrichement de zones sauvages à des fins agricoles et sans utilisation d'engrais azotés, déboucherait sur une offre de produits agricoles de l'ordre de 2.640 à 4.380 kilocalories par personne et par jour », de quoi nourrir largement la planète ;
- « En moyenne, le rendement des cultures biologiques est comparable à celui des cultures conventionnelles » (idem, p.121) ; vous comprenez les conséquences de cette étude scientifique, n'est-ce pas ?
- en 2011, le baron belge Olivier De Schutter dans un rapport pour l'ONU, dit que l'agroécologie peut doubler la production alimentaire mondiale en 10 ans, en s'appuyant sur des exemples concrets : « A ce jour, les projets agroécologiques menés dans 57 pays en développement ont entraîné une augmentation de rendement moyenne de 80 % pour les récoltes, avec un gain moyen de 116 % pour tous les projets menés en Afrique » (p.120).
Au XXIe siècle, on pourra nourrir toute la population mondiale en changeant de modèle économique pour tous les agriculteurs, ce qui n'est pas assuré avec le business model actuel : c'est une information scientifique contre laquelle lutte(ro)nt par tous les moyens les capitalistes des industries chimiques et agroalimentaires, avec les gros fermiers. Le pamphlet de Nicolino contribue à répandre la bonne nouvelle : ce n'est pas le moindre de ses mérites.
Alexandre Anizy