13 novembre 2015 : Alain Badiou en dileur d'opium

Publié le par Alexandre Anizy

Dans un essai concentré, Notre mal vient de plus loin. Penser les tueries du 13 novembre (Fayard, janvier 2016, 63 pages, 5 €), Alain Badiou tente « une élucidation intégrale de ce qui est arrivé », « de ce qui est une atroce tragédie » : un « meurtre de masse aveugle », parce que le philosophe refuse l'emploi du mot « attentat » car cela reviendrait à le mettre sur le même plan que les actions des Résistants contre l'occupant nazi et les collabos pétainistes, par exemple.

Nous passons vite sur la vulgate marxiste : durant les 30 dernières années, nous avons assisté à la mondialisation du capital, avec la concentration qui l'accompagne, à l'affaiblissement des Etats. Et Alain Badiou souligne par un concept la nouvelle pratique impériale : le zonage . « (...) à l'impérialisme qui fabriquait de pseudo-pays découpés n'importe comment, mais qui avaient le statut de pays sous la tutelle de la métropole, on pouvait substituer, en Afrique, au Moyen-Orient ou dans certaines régions d'Asie, des zones infra-étatiques, qui sont en réalité des zones de pillage non étatisées. » Il semble même à Alain Badiou que « la destruction complète de la Yougoslavie (…) donnait le signal des pratiques de zonage. » Ce que nous écrivions dès le 3 décembre 2007 (" l'atomisation de l'Europe a commencé en Yougoslavie ") :

http://www.alexandreanizy.com/article-14316222.html

Avec la mondialisation, partout « le libéralisme est libéré » : c'est une victoire objective. Mais aussi une victoire subjective, parce que le lancinant "il n'y a pas d'alternative" (TINA, There Is No Alternative en version Margaret Thatcher) a éliminé toute tentative de penser une autre politique. Il n'y a plus qu'une idée, « Et cette unicité est le point-clef du triomphe subjectif du capitalisme. ».

Du deuxième chapitre, nous reprenons ici les chiffres qu'il faut toujours avoir en tête lorsqu'on essaie de comprendre le(s) mouvement(s) du monde :

  • 1 % de la population mondiale possède 46 % des ressources disponibles ;
  • 10 % de la population mondiale possède 86 % des ressources disponibles ;
  • 50 % de la population mondiale ne possède rien ;
  • et 40 % de la population mondiale, i.e. la classe moyenne que l'on trouve principalement dans les pays dits avancés, possède 14 % des ressources disponibles.

« (...) nous avons une oligarchie planétaire qui représente à peu près 10 % de la population. Cette oligarchie détient, je le répète, 86 % des ressources planétaires. 10 % de la population, ça corresponde à peu près à ce qu'était la noblesse dans l'Ancien Régime. » Et cette oligarchie a réussi en 40 ans de politique libérale à revenir à la situation fiscale de 1913 selon l'expert Thomas Piketty.

Attardons-nous sur le troisième chapitre qui est plus original : les subjectivités réactives. «Par subjectivité typique, j'entends des formes psychiques, des formes de conviction et d'affect qui sont des productions du monde dont je parle. » : la subjectivité occidentale, la subjectivité du désir d'Occident, la subjectivité nihiliste.

La subjectivité occidentale est celle de la classe moyenne, celle des 40 % de la population mondiale qui se partage 14 % des ressources disponibles octroyées généreusement par l'oligarchie. Cette subjectivité-là est en proie à une contradiction : le contentement de soi et la peur du déclassement. C'est le phénomène de paupérisation, que la classe moyenne mesure bien à travers les données statistiques officielles et ses observations personnelles, qui alimente cette peur. « Peut-être en effet que, dans les tensions du capitalisme contemporain, on ne pourra plus entretenir comme avant la classe moyenne. » : le gâteau de 14 % des ressources disponibles est en effet en train de se réduire à 12 voire 10 % (on ne connaît pas la limite). Badiou ajoute que "l'art des gouvernements démocratiques" consiste à orienter cette peur vers un bouc émissaire : tels ou tels éléments de la classe démunie (les 50 % qui ne possède rien).

La subjectivité du désir d'Occident est celle de la classe démunie. Ceux qui n'ont rien, où qu'ils soient dans le monde, regardent le spectacle de la société de consommation, l'aisance et l'arrogance des autres, sans espoir de changement puisque l'idée d'une autre politique est absente : cela ne peut engendrer qu'une « frustration amère, un mélange classique d'envie et de révolte ». Le "désir d'Occident" résulte de cette envie : cela donne soit la copie locale du comportement et de la consommation de classe moyenne sans les moyens, soit la migration vers les pays riches.

La subjectivité nihiliste est un désir de revanche et de destruction par ceux qui sont comptés pour rien. « Ce nihilisme se constitue en apparence contre le "désir d'Occident", mais c'est parce que le désir d'Occident est son fantôme caché. Si le nihiliste n'activait pas sa pulsion de mort, s'il ne donnait pas libre cours à son agressivité, éventuellement meurtrière, il sait très bien qu'en réalité lui aussi succomberait au désir d'Occident, déjà présent en lui. »

Dans le quatrième chapitre, Badiou pense que « de manière générale, (...) on peut appeler "fascisme" la subjectivité populaire qui est générée et suscitée par le capitalisme », et il ajoute :

« Le fascisme est une subjectivité réactive. Elle est intra-capitaliste, puisqu'elle ne propose aucune autre structure du monde. (...) En se fascisant, le déçu du désir d'Occident devient l'ennemi de l'Occident, parce qu'en réalité son désir d'occident n'est pas satisfait. (...) Il est largement un désir d'Occident refoulé, à la place de quoi vient se situer une réaction nihiliste et mortifère dont la cible est précisément ce qui était l'objet du désir. On est dans un schéma psychanalytique classique. »

En pratique, ces fascismes visent la domination sur un territoire « où on a le monopole des affaires, comme l'a le dileur dans son coin de cité ». Concrètement, la fascisation ( appelée vulgairement et faussement radicalisation ) vend aux jeunes (ceux qui sont sans place ou sans place conforme à leur désir) « un mélange d'héroïsme sacrificiel et criminel, et de satisfaction occidentale ».

Dans le dernier chapitre (le 7), l'internationaliste Badiou s'interroge sur les conditions d'un retour d'une politique d'émancipation. D'abord il faut penser dans un cadre international pour être à la hauteur de la mondialisation capitaliste. Comme les capitalistes, il faut se désintéresser de l'Etat tel qu'il est maintenant. « Ne votons plus ! (...) Retirons-nous ailleurs, dans les lieux où séjourne, indistincte souvent, mais réelle toujours, la volonté populaire ». Il ne faut devenir les agents ni du nihilisme du fascisme évidemment, ni du déploiement impérial destructeur du capitalisme mondialisé, car « ce dont nous souffrons, c'est de l'absence à l'échelle mondiale d'une politique qui serait disjointe de toute intériorité au capitalisme. (...) Notre mal vient de l'échec historique du communisme. ». Un échec définitif que Badiou fixe vers 1975.

S'il n'y a pas une autre idée de politique, les forces disponibles pour l'incarner existent : «Cet énorme prolétariat nomade [les travailleurs immigrés, partout dans le monde] constitue une avant-garde virtuelle de la masse gigantesque des gens dont l'existence, dans le monde tel qu'il est, n'est pas pris en compte. » Il faut que des gens de la classe moyenne, des intellectuels, des jeunes se rapprochent du prolétariat nomade : c'est cette alliance qui vaincra le fascisme contemporain.

Dans cet essai, l'auteur dresse un schéma de la situation du capitalisme mondialisé que même des non-marxistes peuvent accepter. Cependant l'analyse présente des faiblesses, à commencer par un langage abusif. Ainsi l'usage du mot Occident qui caractériserait la mondialisation capitaliste est un choix qui ne rend pas compte de la complexité de l'ensemble : quid du monde asiatique ( Corée, Japon, et surtout de la Chine) durant les 30 dernières années ? Ainsi la définition générale du mot fascisme ("subjectivité populaire qui est générée et suscitée par le capitalisme" ; elle est "réactive"), que d'aucuns pourraient retourner au philosophe internationaliste en qualifiant de fascistes les révolutions prolétariennes passées et futures, s'il ne prenait la précaution de préciser que le fascisme est « intra-capitaliste, puisqu'elle ne propose aucune autre structure du monde », ce qui lui permet notamment d'écarter l'hypothèse communiste dans sa modalité marxiste (i.e. le bloc socialiste), si on veut bien considérer que le capitalisme d'Etat n'est pas un capitalisme, ce que la Chine dément chaque jour.

Si on pense comme nous que le communisme est « un messianisme de substitution qui demandait à un accomplissement politique de pallier mort et finitude » (Régis Debray), alors il faut qualifier de fascisme toutes les oppositions prolétariennes. En effet, selon Badiou, la forme du fascisme c'est «(...) une pulsion de mort articulée dans un langage identitaire. La religion est un ingrédient tout à fait possible de cette articulation : le catholicisme l'a été pour le fascisme espagnol durant la guerre civile, l'islam l'est aujourd'hui au Moyen-Orient, particulièrement là où le zonage impérial a détruit les Etats. (...) La religion peut parfaitement être la sauce identitaire de tout ça, en tant que justement elle est un référent antioccidental présentable. » Et la croyance communiste n'est-elle pas un "référent antioccidental présentable" ? Parce qu'elle est trop sommaire, la définition du fascisme de Badiou mène à une impasse théorique. Mais elle peut être utile pour la propagande manichéenne de Badiou.

Enfin, il nous faut bien en venir au matérialisme historique sous-jacent : fécondée par une pensée neuve ( l'hypothèse communiste régénérée par Badiou... ), la masse gigantesque des gens de peu menée par « un énorme prolétariat nomade [qui] constitue une avant-garde virtuelle » essaiera de changer le cours de l'histoire de l'humanité. On a donc la sauce marxiste sans l'ingrédient léniniste : le révolutionnaire professionnel. C'est un demi-oubli, car le philosophe marque le début du malheur présent à partir des années 80, quand les effets délétères de l'échec du bloc socialiste (mi-70) ont commencé. Alors, si « Notre mal vient de l'échec historique du communisme. », pourquoi reconduire le schéma stratégique qui a produit les famines et les camps russes et chinois, le délire de Pol Pot et consorts ? Faire fi des funestes expériences communistes ne relève pas d'une démarche scientifique et constitue une faute politique.

Cet essai d'Alain Badiou n'est pas inutile. Il montre en particulier que le mal, pour un philosophe nanti qui s'est souvent proclamé engagé dans l'action militante, c'est lorsqu'il cultive hors sol son amour des ensembles et des concepts ad hoc. Une pensée neuve ne peut pas sortir d'un vieux sillon.

Alexandre Anizy