Octobre 17 selon Piotr Krasnov, Markovitch, Bryant, Rotman & Blary
A la faveur de la lecture de Piotr Krasnov, De l'aigle impérial au drapeau rouge, l'envie de faire un tour de livres nous saisit.
En lisant le billet du blogueur Latude (1), qui reproduit l'avant-propos que l'éditeur lui a demandé, le rôle militaire que joua Piotr Krasnov durant la guerre civile (ataman des Cosaques du Don) suscita un intérêt : allions-nous trouver dans ce roman une autre évocation des armées blanches d'Anton Denikine aux portes de Moscou, après celle lue il y a longtemps dans Nestor Makhno, le Cosaque de l'anarchie d'Alexandre Skirda ? Bien que la réponse soit négative, nous ne bouderons pas notre plaisir de lecture, même si l'architectonique semblable à celle du Quatre-vingt-treize de Victor Hugo l'atténua : ce roman de Krasnov est un joyau du romanesque russe !
Pour une autre analyse politique et historique de 1917 émanant d'un protagoniste, Léon Trotski, nous conseillons évidemment de lire son Histoire de la révolution russe (2 tomes), et accessoirement pour les mordus, Ma vie, dans lequel il ne cesse de répéter qu'il est un bon léniniste...
Avec La Révolution russe vue par une Française de Marylie Markovitch (Pocket/la revue des deux mondes, juin 2017), nous sommes placés au niveau de la rue, du moins telle que la perçoit cette bourgeoise qui ne voit pas les faiblesses politiques de Kerenski, cet orateur talentueux : par exemple, n'est-ce pas lui qui présidait le Conseil des députés des ouvriers et des soldats dont elle écrit qu' « Il faut bien le dire, car cela est désormais de l'histoire, c'est le pricaz (ordre) n°1 publié par le Conseil (..) qui a fait tout le mal. » (p.130) ?
Ce qu'elle pense de Lénine ? « Lénine, le zimmervaldien, le partisan de la défaite, le propagateur de la paix à tout prix, a fait, en arrivant dans son pays oeuvre de parfaite indépendance en s'installant dans le palais de Mme Kchétinskaïa, la célèbre danseuse qui fut l'amie du tsar, encore grand-duc. (...) Tous les jours, la foule s'amasse autour du balcon désormais célèbre et populaire où Lénine, l'illustre, daigne apparaître quelques instants ! (...) M. Lénine est un petit homme sans majesté. Même juché sur son balcon, il n'en impose guère. Il a un visage pâle, terminé par une barbe noire, en pointe. Des boutons en brillants ornent ses manchettes. C'est un révolutionnaire élégant. Elégant, sa femme l'est encore plus que lui. On la voit passer dans les rues de la capitale, dans une confortable automobile, ― sortie peut-être du garage de la danseuse ―, portant des toilettes signées, semble-t-il, de quelques grands couturiers de Paris ... ou de Berlin. » (p.160) [Note d'Olivier Cariguel : "Selon Hélène Carrère d'Encausse, la description de Nadejda Kroupskaïa, l'épouse de Lénine, correspond plus à celle de sa maîtresse, la Française Inès Armand (...). Lénine était très épris d'elle. Leur liaison fut longtemps tenue secrète pour entretenir la légende d'un Lénine fidèle." p.160]
Mais quand Marylie Markovitch place Kerenski face à Lénine, voici ce qu'elle écrit de celui qui "juché sur son balcon n'en impose guère" : « Tout à coup, Lénine se lève. Ce simple geste a provoqué une énorme sensation. Toute la salle est debout. On se presse, on se pousse au premier rang. Est-ce l'émotion ? Lénine, très pâle, se lance dans un discours pâteux où il s'embourbe. (...) Et brusquement il se dévoile : "Il faut passer des paroles aux actes, s'écrie-t-il. Notre parti ne refuse pas le pouvoir ; il est prêt à chaque instant à prendre l'autorité entre ses mains. » (p.248) Si elle voit les choses, la journaliste française est incapable d'en interpréter le sens, tant son option politique l'éloigne de l'objectivité.
Dans Six mois rouges en Russie de l'américaine Louise Bryant (Libertalia, 4ème trimestre 2017, 10 €), épouse de John Reed dont chacun pourra lire avec profit le fameux Dix jours qui ébranlèrent le monde, on pénètre plus à l'intérieur du chaudron révolutionnaire, du fait des accointances de l'auteur avec les socialistes, ce qui ne l'empêche pas de voir et d'analyser les événements avec certes un parti-pris, mais aussi une grande lucidité. Prenons par exemple sa vision de Kerenski (2) au Congrès démocratique (septembre 1917) :
« Seules des personnes dégageant un grand charisme peuvent retenir le souffle d'un public rien qu'à la façon dont Kerenski le fit en traversant rapidement la scène. Il était vêtu d'un simple uniforme brun de soldat, sans la moindre épaulette ou le moindre bouton de laiton indiquant ses fonctions de commandant en chef de l'armée et de la flotte russes, ou celle de ministre-président de la République russe. (...) [son discours est interrompu par des cris] Kerenski recula comme s'il avait été frappé et tout enthousiasme s'effaça de son visage. L'extrême émotivité de cet homme, après tant d'années de combats révolutionnaires, était sidérante. Profondément conscient de la froideur et même de l'hostilité du public, il en joua habilement avec éloquence, en implorant et en mobilisant sans relâche une étrange énergie intérieure. Son visage, sa voix et ses paroles tragiques et désolés changèrent lentement et devinrent enflammés, rayonnants et triomphants. Devant la gamme superbe de ses émotions, toute opposition avait été balayée... (...) Ce fut la dernière ovation qu'obtint Kerenski. Si les Russes avaient eu le tempérament des Italiens ou des Français, je pense qu'ils auraient adoré Kerenski. Mais les Russes ne se laissent pas convaincre par des phrases et ils n'ont pas le culte des héros. Le discours de Kerenski les avait déçus. Il les avait charmés, mais il ne leur avait rien dit. (...) Une heure après son départ, son influence s'était évaporée. » (p.83)
Et comment voit-elle Trotski ?
« Au sein de cette assemblée remarquable étincelait, tel un Marat, la personnalité saisissante de Léon Trotski. Avec véhémence et pareil à un serpent, il influait sur l'assemblée comme un vent puissant agite des herbes hautes. Aucun autre orateur ne créait un pareil tollé, une telle haine par sa moindre parole, n'utilisait de mots aussi cinglants et pourtant, par-dessus tout, gardait la tête froide. Le contraste était frappant avec un autre dirigeant bolchevique, Kamenev (...) » (p.88)
Comment se passa la prise du Palais d'Hiver ?
« Les ministres du gouvernement provisoire furent trahis par les employés du palais, et rapidement extirpés de toutes sortes d'arrière-salles et de passages secrets. Ils furent conduits à la forteresse Pierre-et-Paul. Nous étions assis sur une longue banquette à côté de la porte pour les observer sortir. Terechtchenko m'impressionna plus que les autres. Il avait l'air si ridicule et décalé ; il était à la fois tiré à quatre épingles et tellement indigné. » (p.110)
Louise Bryant dresse aussi le portrait de quelques femmes extraordinaires, raconte comment Trotski organise la Révolution de son petit bureau de Smolny : « Trotski et sa jolie petite femme, qui ne parle presque jamais autrement qu'en français, vivent dans une pièce au dernier étage. La pièce est aménagée avec des cloisons, comme le studio mansardé d'un artiste démuni. » (p.177)
Puisque Patrick Rotman et Benoît Blary ont pris la peine de faire un dessin sur Octobre 17 (co-édition Seuil-Delcourt, septembre 2017), on pouvait succomber à cette facilité. Et force est de constater que leur pari est réussi : l'enchaînement des faits, qui rend les circonstances matures aboutissant à l'évènement (3), est bien restitué.
A ceux qui entament l'étude historique d'Octobre 17, nous conseillons cette BD... avant de s'attaquer par exemple aux 2 tomes de Trotski !
Nous concluons avec cette affirmation de Rotman :
« Jamais peut-être le sort de l'histoire n'a dépendu d'un nombre aussi restreint d'individus. Sans la volonté messianique de Lénine, sans le génie stratégique de Trotski, sans doute la révolution d'Octobre n'aurait jamais eu lieu. » (avant-propos)
Sans oublier d'ajouter : rendons à Marx le goulag, à Lénine la Tchéka !
Alexandre Anizy
(1) https://blogs.mediapart.fr/latude/blog
(2) Pour affiner le tableau : « Son père [à Lénine] et celui de Kerenski furent directeurs dans la même école. » (p.176)
(3) C'est un trait malicieux vers le philosophe Alain Badiou.