OPEX : l'inefficacité exemplaire de Serval

Publié le par Alexandre Anizy

            En Afrique, comme rien ne change vraiment, il faut constater l'inefficacité des opérations extérieures (Opex, dans le jargon) de la France, et esquisser une autre approche. C'est l'objectif de 2 militaires brevetés de l'Ecole de Guerre, Jean-Gaël Le Flem et Bertrand Oliva avec leur essai, qu'il faudrait dépasser.

 

 

 

            Avec Un sentiment d'inachevé - Réflexion sur l'efficacité des opérations (éditions de l'école de guerre, juillet 2018, 15 €), les auteurs ne réfléchissent pas sur la conflictualité en comparant les stratégies, mais à la manière d'améliorer l'efficacité des opérations actuelles, qu'ils classent dans un sixième modèle stratégique (1) : « des ambitions limitées (absence d'enjeux vitaux immédiats pour la France), des moyens limités et une faible liberté d'action (du fait des fortes contraintes de l'environnement global). » (p.17)  

 

            D'une première partie cernant la notion d'efficacité d'une guerre, et par extension d'une intervention, nous retiendrons ce point : « La tentation est grande, pourtant, d'essayer d'"objectiver" les résultats produits par les interventions extérieures. Il s'agit dans ce cas de créer une grille d'évaluation [quantifier donc, comme tout bon manager... ndAA], des "metrics" selon la terminologie américaine désormais employée. (...) Cette approche très otanienne, qui décorrèle l'action militaire de son objectif politique, ne semble pas pertinente. » (p.32-33) Prenons un exemple montrant la difficulté de la méthode : comment évaluer l'évolution de la stabilité d'un pays ?   

            Citant Tocqueville, les auteurs savent que les "affaires du dedans" influencent les "affaires du dehors" : si l'OPEX sert principalement à relever la cote de popularité d'un président à la ramasse en vue d'une échéance électorale proche, il y a fort à parier que l'inefficacité sera maximale, puisque l'efficacité stratégique s'apprécie sur le moyen et long terme et elle n'est « donc pas la victoire ; en Centrafrique, par exemple, un délai de quelques années de stabilité précaire est, sans doute, une forme de succès stratégique » (p.37).     

            Par conséquent, « l'efficacité militaire consiste en une perpétuelle adaptation, dans son intensité et dans ses modes d'action, à l'objectif politique » (p.38), et 7 facteurs y contribuent (p.39) :

  • la formulation d'objectifs politiques clairs et atteignables ;
  • la mise en œuvre d'une stratégie interministérielle ;
  • la traduction des objectifs politiques en objectifs militaires atteignables par les forces armées ;
  • la mise à disposition de moyens suffisants ;
  • la constitution d'alliances ;
  • le soutien de la population ;
  • la perception de la légitimité de l'opération. 

Mais que se passe-t-il quand la chose militaire s'oppose à l'ambition politique ? Exemple de l'Afghanistan en 2011-12, quand Sarkozy de Nagy Bocsa visait sa réélection : « (...) le seul impératif devenant d'éviter à tout prix les pertes. (...) Très concrètement, les soldats se sont vus astreints à ne sortir de leurs fortins qu'en cas de nécessité, c'est à dire pour se ravitailler. Principal bénéficiaire de cette limitation volontaire de l'efficacité militaire, les talibans (...). » (p.54-55)

 

 

            D'une deuxième partie traitant des limites des stratégies actuelles, nous retenons la saine critique du concept "approche globale", appliquée dans tous les pays occidentaux, d'une part parce qu'elle dégénère inéluctablement en bureaucratisation et en hypertrophie des états-majors [ l'OTAN n'est-elle pas une armée mexicaine ? ndAA ] : « Il suffit, à ce sujet, d'observer un état-major américain en opérations qui aligne des centaines de planificateurs travaillant sur des dizaines d'options de planification pour comprendre vers quelle pente nous emmène l'approche globale lorsqu'elle est développée à son maximum. (...) on considère aujourd'hui, non sans cynisme, que pour simplement sortir d'un camp militaire en opération extérieure à l'étranger, une unité combattante doit réaliser un PowerPoint volumineux, validé par les plus hautes autorités du théâtre tout en s'assurant que les autorités parisiennes soient au courant. » (p.76-77) ; 

d'autre part parce que la cinématique opérationnelle appelée continuum des opérations (3 phases : intervention - stabilisation - normalisation) n'a guère de pertinence : « cette logique implacable paraît particulièrement convaincante lorsqu'elle prend la forme d'un schéma ; elle pose empiriquement un sérieux problème lorsque l'ennemi ne porte pas d'uniforme et lorsqu'aucune défaite n'a été reconnue par l'adversaire pour déterminer le passage d'une phase à la suivante. » (p.79).

            Les Opex représentent une des formes de La guerre probable (2), qui est asymétrique et hors limite, et où le continuum est bigrement dégradé, comme l'écrit le général Vincent Desportes (ici). Puisque les auteurs posent des Regards sur le monde actuel ― Paul Valéry est cité ―, il est curieux que Desportes ne soit pas discuté (Cf. sa 2ème partie : les nouvelles conditions de l'efficacité militaire).

 

 

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Scolies  

            Soulignons quand même ici que la vassalité française finira par trouer le voile des incantations théâtrales, forcément théâtrales, car même si Jupitérito déclare :  

            « On ne protègera pas les Européens si on ne décide pas d’avoir une vraie armée européenne. (...) Face à la Russie qui est à nos frontières et qui a montré qu’elle pouvait être menaçante (...) on doit avoir une Europe qui se défend davantage seule, sans dépendre seulement des Etats-Unis et de manière plus souveraine » (3) ;

les auteurs, qui pensent sans fantasmer, écrivent :

            « Aujourd'hui, c'est avec les Américains que la France est la plus à même de travailler : le cadre OTAN a fourni un creuset commun ; le statut de nation cadre des Etats-Unis en Afghanistan était évident et a poussé la France à s'aligner sur leurs procédures. En Europe, la France entretient des relations privilégiés avec la Grande-Bretagne depuis les accords de Lancaster House et réalise des entraînements communs réguliers qui rendent crédible un éventuel engagement ultérieur en coalition. (...) A ce titre, le discours européen volontariste qui rêve d'une armée européenne à court terme en y voyant un "petit pas", une "coopération de fait" supplémentaire, est discutable. (...) Une armée commune pourra parachever une création politique mais n'en créera pas les conditions. » (p.95)

 

            Ajoutons que Jupitérito ancre sa géopolitique dans l'anti-russisme du vieux monde, alors que l'ancien président Sarkozy de Nagy Bocsa sait le dépasser pour esquisser une forme nouvelle de l'architecture de sécurité du continent européen : « Il importe maintenant d'imaginer au-dessus de l'Europe une nouvelle organisation supranationale qui rassemblerait 3 partenaires fondateurs : l'Europe, la Turquie et la Russie. On instaurerait ainsi un dialogue politique à haut niveau et on évoquerait les questions de sécurité, de terrorisme et de coopération économique. » (4)

[ Mais que les Dieux nous préservent de son mille-feuille européen ! ]

 

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            Venons en à l'opération Serval, dans ses grandes lignes.

            Fin 2012, le Mali fait appel à la France, parce qu'il est incapable d'arrêter les rebelles djihadistes en marche vers la capitale Bamako. Ayant obtenu un mandat de l'ONU (20 décembre 2012), la France intervient le 11 janvier 2013 : « En moins de 3 semaines, plus de 5.000 hommes, 1.700 véhicules et 50 aéronefs infligent, dans un premier temps, un sévère coup d'arrêt aux colonnes rebelles, puis dans un second temps, portent la lutte jusque dans les zones refuges du nord du pays. Ainsi, le premier mai 2013, la capacité de nuisance des groupes armés terroristes (GAT) peut être considérée comme durablement réduite, permettant à Bamako de retrouver une certaine quiétude. » (p.151-52)

            Alors où est l'erreur ? « Ce qui est probablement discutable est d'avoir donné une victoire trop absolue aux autorités de Bamako. » (idem)   En effet, lorsque les négociations s'ouvrent pour répondre à la question de l'identité Touareg à l'origine du conflit, le gouvernement de Bamako ne concède rien, et le sauveur qui lui a déjà tout redonné n'a plus de moyens de pression. « L'opération Serval semble paradoxalement avoir été trop rapide ; elle a obtenu des succès tactiques à contretemps diplomatique. Littéralement, le pouvoir diplomatique est arrivé après la guerre. » (p.153) La situation malienne est dans l'impasse, parce que la France, dès le commencement, a misé sans filets sur le pouvoir corrompu et déliquescent du président IBK. Retour à la case pourrie du départ. Inefficacité totale.

 

            Les auteurs exposent ensuite leur approche, la médiation armée.

            « Puisqu'il s'agissait avant tout de restaurer un équilibre entre 2 belligérants qui semblent condamnés à vivre ensemble, le parallèle avec une médiation s'impose, à 2 nuances fondamentales près : les bons offices du médiateur ne sont d'emblée reconnus que par l'une des parties et le médiateur n'est pas dans une posture de neutralité, puisque ce dernier possède un corps expéditionnaire pour poser sur le cours des choses. » (p.154)

Les auteurs l'appliquent au cas malien. Premièrement, avant toute opération, il aurait fallu négocier avec le président malien les contreparties de l'intervention envisagées par la France : par exemple, l'engagement public de IBK de « mettre en oeuvre une meilleure représentativité ethnique dans l'appareil d'Etat, comme cela est le cas au Niger ou au Nigéria ». Cette main tendue, acte fort précédant les hostilités, aurait montré aux Touareg modérés qu'une issue favorable était possible : il vise concrètement à casser la dynamique psychologique des rebelles, due à leur frustration, en les scindant  en deux groupes (pour / contre une négociation).

            Deuxièmement, c'est le déploiement des troupes : minimal pour protéger nos ressortissants à Bamako, si le président IBK n'a rien cédé ; maximal si l'engagement public de la main tendue est pris. A ce stade, l'intervention place les 2 belligérants sous contrainte : soutien conditionné à IBK, pas de victoire totale possible pour les rebelles. En même temps que le déploiement, un intense travail diplomatique est entrepris vers les rebelles pour qu'ils préfèrent la négociation à la confrontation armée.

            Troisièmement, il s'agit d'exercer une pression militaire différenciée sur les belligérants pour les amener à la fin du conflit : « Il s'agit donc de procéder par actions successives coupées de négociations. » (p.158)

            Quels sont les critères pour réussir une médiation armée ?

  • Légitimité

d'abord internationale (mandat de l'ONU), mais surtout auprès des belligérants eux-mêmes, en évitant l'argument de la neutralité, puisque nous intervenons parce que les intérêts de la France sont touchés ;

  • Mise en avant d'une faible ambition

Dans la sphère médiatique, il faut immédiatement "marteler" les objectifs modestes du corps expéditionnaires, ce donnant ainsi une liberté de manoeuvre politique ;

  • Discrétion

Cela concerne le travail diplomatique ;

  • Empathie analytique

Montrer aux belligérants notre empathie analytique, c'est à dire notre aptitude à comprendre les mobiles profonds de tous, contribue à la réussite de la négociation, contrairement au déni d'humanité à l'Autre (René Girard, Achever Clausewitz, cité) ;

  • Pilotage politique

C'est le critère central : voir ci-dessous ;

  • Pré-positionnement et réactivité

« Pour qu'une médiation armée ait une chance de succès, il faut savoir jouer sur la gamme complète du combat régulier, irrégulier, de la guerre "couplée", du combat spécial et clandestin. » (p.164)

Les auteurs, sous le nom de médiation armée qui est une adaptation de la diplomatie au contexte des opérations extérieures, visent à en finir avec « ce que le général Desportes (5) appelle, de façon un peu abrupte, "notre incapacité lamentable à intégrer et à coordonner nos actions diplomatique et militaire à chaque fois que nous cherchons à mettre un terme à la guerre". » (p.166)  

 

            Dans le chapitre 2 de la 4ème partie, l'incarnation de la volonté politique, la question du pilotage politique des Opex est détaillée. En soi, ce n'est pas le chapitre le plus instructif, mais il nous inspire une idée force. 

            Evidemment, l'usage de missi dominici ne serait pas une nouveauté, et notre période coloniale regorge de militaires aux pouvoirs étendus (Bugeaud, Lyautey, de Lattre, par ex.). En 1955, Mendès-France avait nommé un civil, Jacques Soustelle (6), au poste de gouverneur général de l'Algérie, sorte de proconsul. « Un pilotage politique quotidien, mené localement par un représentant spécial sur le théâtre est nécessaire pour que la volonté présidentielle ne soit pas trahie par les frictions de sa mise en oeuvre, quelle que soit l'origine de ces dernières. Il est à noter que ce constat est régulièrement réalisé par des officiers généraux ayant commandé des interventions récemment. » (p.172) Quant à penser que le progrès technique permet un pilotage de Paris, c'est méconnaître la situation réelle où l'on constate le rallongement des délais pour les actions concrètes. Pour les Opex, les 2 auteurs pensent donc qu'un haut commissaire, nommé au Conseil des ministres, assistant aux conseils de défense et disposant d'un budget, « serait peut-être plus à même d'exercer son double rôle de coordinateur des acteurs et de mise sous pression des belligérants ».   

            Cette proposition nous semble pertinente.

            Mais aujourd'hui, en dernière analyse, les Opex sont des cautères sur une jambe de bois. Voici pourquoi.

 

 

            Une mission spéciale remplie par un haut commissaire (peu importe ici le mot retenu), nous la jugeons encore plus utile pour une opération de plus ample portée : l'aide concrète au développement économique de l'Afrique. En effet, tous les hommes d'Etats savent que le problème démographique et les flux migratoires qui en découlent ne font que commencer. Les bouleversements climatiques s'y ajouteront. Seul un gigantesque effort de développement régional aux dimensions écologique, économique et sociale pourra résoudre les difficultés, sous peine de voir l'aggravation de l'exode africain.

            Secourir les migrants, c'est le geste digne de tout humain ; militer pour l'immigration, c'est l'action de belles âmes sans éthique de responsabilité, complices (in)conscientes du choix mortifère d'une bourgeoisie d'affaires vorace.

            C'est pourquoi la France doit intervenir par solidarité et par intérêt. Elle doit vraiment intensifier localement son aide, parce qu'il faut agir à la source. Mais agir sans naïveté ( i.e. ne pas laisser se remplir les coffres de banque zurichoise d'une classe dirigeante corrompue ; ne pas engraisser Vincent Bolloré, parce que le plan d'affaires du Groupe familial n'est pas l'intérêt de la France ; etc... ), et sans complaisance. Si nous voulons rendre efficace l'action de la France en Afrique, là où nous avons une légitimité historique ― que cela plaise ou non, c'est un fait ―, la désignation d'un émissaire régional permettrait, comme pour les Opex, d'améliorer les délais d'exécution et les résultats d'un autre plan Marshall.  

 

 

 

Alexandre Anizy

 

 

 

(1) Dans Introduction à la stratégie, le général Beaufre [qui inspirent beaucoup les 2 auteurs, ndAA] définit 5 modèles.

(2) Général Vincent Desportes, La guerre probable, Economica, 2ème édition octobre 2009.

(3) Le Président Macron à la radio Europe 1, mardi 6 novembre 2018. 

(4) Entretien paru dans Le Point du 1er novembre 2018.

(5) S'il est cité et repris ici dans le texte, Vincent Desportes ne figure pas dans la bibliographie contrairement à Paul Valéry, grand militaire comme chacun sait... Cet oubli, avec la sourde critique de leur "de façon un peu abrupte", est-il une marque de pusillanimité d'auteurs carriéristes, sachant que Desportes ne semble plus en odeur de sainteté dans le métier ?

(6) De par son action auprès du Général De Gaulle, les affaires de Sécurité n'étaient pas étrangères à Jacques Soustelle.