Alimentation : la filière bio est mal partie
Si les consommateurs refusent de plus en plus les produits altérés issus de l'agriculture conventionnelle et, en se tournant vers la bio espèrent, pour certains, contribuer à une meilleure rémunération des paysans, ils seront déçus parce que la filière bio est mal partie, selon notre enquête.
Comment en est-on arrivé là ? « ... la politique de la baisse continuelle des prix agricoles a rejeté, progressivement, l'agriculture hors du champ de l'investissement capitaliste. Les capitalistes agraires sont progressivement éliminés avec les propriétaires fonciers, cédant la place à l'essor de la production paysanne familiale. Telle fut l'évolution de l'agriculture au XXe siècle. Par conséquent, il est clair que l'agriculture paysanne constitue, non pas un résidu précapitaliste, mais une forme recréée par le capitalisme moderne, s'articulant à lui de manière exemplaire. L'agriculture paysanne actuelle ne constitue pas une sphère non-capitaliste. Elle présente simplement l'insolite visage d'un capitalisme sans capitalistes. (...) En réalité, l'investissement effréné des paysans dans l'agriculture est appelé à assumer cette tâche : assurer une production croissante sans poser des problèmes ni de rente, ni de profit. » (1) En quelques lignes, Kostas Vergopoulos résume l'évolution de l'agriculture, avec une forte accélération après la Seconde Guerre mondiale : « Les efforts de remembrement, les contrôles rigoureux des transactions sur les terrains agricoles, les dispositions du droit de succession et les autres interventions ne visent que l'optimisation des structures agricoles, voire la préservation de l'exploitation familiale, en interdisant la propriété naine. » (2)
Mais comme l'écrivait Claude Faure, « dans la production capitaliste, la circulation s'est en effet emparée de la production en ce sens que la production n'est plus qu'un moment de la circulation. » (3). Ajoutons avec Claude Servolin que du fait du développement du mode de production capitaliste (MPC) et de la division sociale du travail, « le petit producteur se trouve donc contraint de vendre sur le marché une partie croissante de sa production, alors que, comme nous l'avons vu, cette production commercialisée est nécessairement vendue en dessous de sa valeur. » (4) Avec l'hypertrophie de la grande distribution (les GMS), la dégradation s'est accélérée.
Notre enquête porte sur quelques produits bio, notamment de maraîchage, vendus en circuit long. La collecte de prix publics, l'analyse sectorielle et l'examen des bilans de quelques acteurs significatifs de la filière bio permettent d'établir le tableau ci-après.
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Coef. |
Chou de Brux. |
poireau |
Prix public ttc conseillé par unité de vente |
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8,30 |
3,25 |
tva |
1,055 |
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Prix public ht |
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7,87 |
3,08 |
Marge commerciale détaillant |
1,33 |
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PV ht du grossiste |
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5,92 |
2,32 |
Marge commerciale grossiste |
1,1758 |
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PV ht du maraîcher (rendu clients) |
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5,03 |
1,97 |
alors Coef. du producteur au public |
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1,65 |
coût transport par unité de vente (U.V.) |
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0,30 |
0,30 |
coût location palette IFCO par U.V. |
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0,10 |
0,08 |
Prix vente ht du maraîcher (départ Ferme) |
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4,63 |
1,59 |
Pour ces 2 légumes, en partant des prix publics cohérents sur la dernière saison puisqu'ils sont une donnée de l'ensemble du marché des légumes, et compte tenu du fait qu'une baisse de ces prix ciblés n'est pas souhaitable car elle ne se ferait qu'au détriment des producteurs, nous obtenons pour le maraîcher un prix de vente (HT) au départ de la ferme, après avoir retiré successivement la marge commerciale du détaillant, celle du grossiste intermédiaire, puis le coût de transport et celui d'une palette spéciale.
Malheureusement, les maraîchers n'ont pas vendu à ces prix-là.
Pour le chou de Bruxelles, le grossiste PRONATURA Provence payait 3,70 € un produit que nous retrouvions à Paris chez NATURALIA à 7,95 €, soit en dessous du prix conseillé, ce qui n'est pas surprenant puisque PRONATURA Bretagne se vante de faire le plan de production et les prix de ses maraîchers... qui ne seraient donc que des engraisseurs de végétaux, comme la filière porcine si décriée.
Pour le poireau, BIOCOOP, distributeur de référence dans la filière bio, payait 1,40 €.
Dans ces conditions, chacun comprend que la filière bio est déjà déréglée, au sens où tous les acteurs ne sont pas dans leurs justes positions. Il est permis de douter d'une amélioration prochaine, si on observe la filière céréalière bio en partant d'une exploitation.
Située dans les Deux-Sèvres, cette ferme vendait sa production bio à la CAVAC (très grosse coopérative pas tout bio, d'envergure internationale ― pour exemple : contrat de 20.000 tonnes de blé dur signé avec la marque italienne Barilla), qui lui payait son blé 411 € la tonne en 2017 et lui garantit un prix mini de 400 € la tonne jusqu'à 2022 (4) ; l'excédent brut d'exploitation (EBE) de cette ferme s'élevait à 59 K€ en 2017, avec 48 K€ de subventions (5) : autant dire que la Subvention, c'est la rémunération de l'exploitant. Et sur les rayons BIOCOOP (6), vous trouvez le pain BIOFOURNIL, qui appartient à la CAVAC.
Comme l'écrivait René Dumont à propos de l'Afrique noire (7) au début des années 60, la filière bio est mal partie. Pourtant, un homme politique très responsable avait dit : « La France ne doit à aucun prix devenir une poussière d'agglomérations urbaines dispersées dans un désert même verdoyant et même entretenu. Sauver la nature qui sera demain le premier besoin de l'homme, c'est sauver la nature habitée et cultivée. Une nature abandonnée par le paysan, même si elle est entretenue, devient une nature artificielle et je dirais une nature funèbre. Toute autre formule, d'ailleurs, serait non seulement déplorable, mais serait ruineuse. Et même sur le plan économique, il est à mon sens plus rentable d'avoir des terres habitées et cultivées par des hommes, même si on est obligé d'aider ces hommes, que d'avoir de vastes réserves nationales, entretenues, conservées et protégées fatalement par une masse de fonctionnaires. » Georges Pompidou (8) Et on a eu la nature abîmée par l'agriculture productiviste d'hommes subventionnés pour le meilleur profit du reste de la filière, la nature désertée par les paysans (fait sociologique majeur du XXe siècle : la fin de la paysannerie), et la masse de fonctionnaires qu'on veut maintenant "dégraisser", et les mégapoles (qui sont les uniques cibles du développement au détriment de la France périphérique (9) : l'effondrement est au bout de l'entêtement mortifère). Force est de constater le fiasco, l'échec économique, écologique et sociale des 60 dernières années.
Nous nous gardons de toute prédiction. Ni pessimisme, ni optimisme : comme Pierre Bitoun et Yves Dupont (10), nous écrivons l'avenir en ... Soyons raisonnables puisque tout est incertain.
Alexandre Anizy
(1) Samir Amin et Kostas Vergopoulos, La question paysanne et le capitalisme, éditions anthropos-idep, 1er trimestre 1977, page 266-67. (ouvrage réédité en 2016 par NENA en livrel)
(2) Ibidem, p.217.
(3) Claude Faure, Agriculture et capitalisme, éditions anthropos, 1978, page 22.
(4) Ainsi que, pour information, 300 €/t pour le maïs, 1.350 €/t pour la lentille (mini garantis jusqu'à 2022).
(5) Le lecteur intéressé se reportera aux statistiques issues du Réseau d'Information Comptable Agricole (RICA) dans les Dossiers Agreste (Ministère de l'Agriculture).
(6) BIOCOOP a commencé un programme de boutiques boulangerie (la première a ouvert près d'Agen) : l'accès aux bons produits sera étendu, c'est le bénéfice des consommateurs ; pour celui du paysan, il faudra attendre, si on a la foi.
(7) René Dumont, L'Afrique noire est mal partie, Seuil, 1962 (revue et corrigée en 1973).
(8) Georges Pompidou, discours de Saint-Flour en 1971, cité par Pierre Bitoun et Yves Dupont (9), p.174.
(9) Pour comprendre la situation française actuelle, nous recommandons vivement le dernier ouvrage de Christophe Guilluy, No society. La fin de la classe moyenne occidentale, Flammarion, octobre 2018.
(10) Pierre Bitoun et Yves Dupont, Le sacrifice des paysans. Une catastrophe sociale et anthropologique, éditions L'Echappée, 4e trimestre 2016.