L'essai d'Abd Al Malik

Publié le par Alexandre Anizy

            Le genre romanesque convient-il au style d'Abd Al Malik ?

 

 

            Il y a quelques années, un matin ensoleillé alors que nous attendions Daniel notre pote uruguayen, nous avons croisé Abd Al Malik au rade en face de la bibliothèque Rainer Maria Rilke : il prenait une collation après une longue nuit enivrante, surtout pour son copain. Comme il donnait les signes d'impatience du mec qui voudrait bien se tirer pour passer à autre chose, nous laissâmes filer l'artiste sans lui avoir dit combien nous apprécions son phrasé.

            Alors nous le faisons à l'occasion de la sortie de son roman Méchantes blessures (Plon, 2019, en livrel). Cependant aujourd'hui, la marque de reconnaissance est altérée par une déception. 

 

 

            Le roman est un genre qui supporte mal l'improvisation ou le mélange. Dans ce livre, Abd Al Malik couche sur la page blanche quelques idées qui devaient lui tenir à cœur dans un récit qui n'intéresse pas.

 

            Notons ici quelques exemples, en commençant par le début.

            « Hier, j'ai dîné en survêtement Tacchini au Flore. Je me suis dit que le passéisme, l'orgueil, la suffisance avaient fait de nous un peuple de vieux, composite. (...)

            La France est vieille parce qu'elle refuse d'être elle-même, c'est-à-dire spirituelle. En sortant du métro, rue du Dragon, j'ai vu une jeune fille qui dansait en plein milieu de la chaussée. Cette beauté nubile m'a fait tressaillir d'abord, puis penser que chaque époque a sa Juliette Gréco (...) » (p.6/145)

            L'incipit est de mauvais augure, puisqu'il donne à penser qu'on va subir les clichés du rappeur entiché des produits griffés, mais il est aussitôt contrebalancé par un propos digne d'un anthropologue en vogue, de préférence germanopratin. Un paragraphe plus loin, le procédé est repris en l'inversant : une phrase sentencieuse, suivie sans transition d'un plan séquence couronné d'un "lâcher de nom" (name dropping) permettant une envolée lyrique. En bref, dès la première page on sent la patte de l'auteur, mais on craint le pire.

 

            « Et précisément au moment où je regardais autour de moi j'ai réalisé que je n'avais vu aucun Blanc depuis mon arrivée. Alors, j'ai eu le sentiment étrange d'être libre. » (p.15/145)

            Ici, nous restons perplexe : ce sentiment d'altérité, même un Blanc peut le vivre en Afrique ou en Chine... mais hic et nunc, pourquoi libre ?

 

            « Je me suis alors souvenu de Régis Debray avec qui j'avais participé à une célèbre émission littéraire à la télévision. Je le considérais déjà à l'époque comme le dernier grand intellectuel du XXe siècle. Intellectuel au sens où lui-même l'entendait, c'est-à-dire un lettré qui a un projet d'influence. » (p.119/145) « (...) je constatais que les derniers des grands Mohicans intellectuels occidentaux faisaient le même constat de déliquescence généralisée, en se demandant ce qu' in fine il resterait de l'Occident, quand les machines à connecter auraient fini leur travail. Qu'un Debray en France ne disait pas autre chose qu'un Chomsky aux Etats-Unis : les réseaux sociaux et tous les outils de com' de manière générale étaient un agencement de tromperies efficaces qui mettait des fous au pouvoir (...) » (p.122/145)

            La définition de l'intellectuel colle bien au parcours de Régis Debray mais nous la rejetons, parce qu' avoir un projet d'influence exprime une volonté de pouvoir qui nous semble néfaste pour ce travail singulier. Nous préférons l'idée suivante : l'intellectuel est un lettré qui contribue aux façonnages des représentations du monde.   

            Quant à la déliquescence généralisée, nous souscrivons au constat.

 

 

            En conclusion, nous disons qu'Abd Al Malik n'a pas transformé son essai.   

 

 

Alexandre Anizy

 

Publié dans Notes culturelles

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