Grâce à deux romans extraordinaires, dont nous offrons ici des échantillons pour en goûter la prose, Ivo Andrić devrait selon nous entrer dans la Pléiade.
« Ainsi l’homme fraude avec lui-même et devient avec le temps de plus en plus et sans fin débiteur envers lui-même et envers tout ce qui l’entoure. » (La chronique de Travnik, éditions Motifs, juin 2011, p.36)
« Cela signifiait que tous les chemins ne faisaient avancer les hommes qu’en apparence, qu’en réalité ils les faisaient tourner en rond, comme les labyrinthes trompeurs de contes orientaux, et ils l’avaient finalement conduit là, parmi ces papiers froissés et ces brouillons en désordre, en un point où le cercle recommençait, comme à chaque autre point de ce cercle. Cela signifiait qu’il n’existait pas de voie médiane, ce chemin bien droit qui menait à la stabilité, à la tranquillité et à la dignité, mais qu’en réalité tout le monde tournait en rond, en suivant toujours le même chemin trompeur, et que seuls changeaient les gens et les générations qui, trompés en permanence, avançaient sur ce chemin. (…) On avançait, c’était tout. Et avancer n’avait de sens et de dignité que si l’on savait trouver ce sens et cette dignité en soi. Point de chemin, point de but. On avançait, c’était tout. On avançait, on se fatiguait, on s’usait. » (Idem, p.653)
« Il arrive en effet que survienne une de ces années exceptionnelles dues à l’action conjuguée et particulièrement bénéfique de la chaleur du soleil et de l’humidité de la terre, lorsque la large vallée de Višegrad frémit d’une force débordante et d’un besoin général de féconder. La terre se gonfle et tout ce qu’elle renferme encore de vivant germe, bourgeonne, se couvre de feuilles et de fleurs et donne au centuple. On voit clairement le souffle de fécondité, on le voit vibrer comme une vapeur bleuâtre au-dessus de chaque sillon et de chaque motte. Chèvres et vaches lancent des ruades et se déplacent avec peine à cause de leurs mamelles pleines et gonflées. Les ablettes, qui chaque année au début de l’été descendent le Rzav par bancs entiers pour frayer à son embouchure, affluent en telle quantité que les enfants les attrapent par seaux dans les bas-fonds, puis les rejettent sur la berge. Même la pierre poreuse du pont se gonfle d’humidité, comme si elle était vivante, nourrie de cette sorte de vigueur opulente qui émane de la terre et plane sur toute la ville comme une chaleur agréable et joyeuse dans laquelle tout respire plus vite et s’épanouit avec plus d’exubérance.
De tels étés ne sont pas fréquents dans la vallée de Višegrad.
Mais lorsque cela arrive, les gens oublient tous les malheurs qu’ils ont connus et ne pensent pas à ceux qu’ils pourraient encore connaître, ils vivent de la vie trois fois plus intense de cette vallée touchée par une fécondité miraculeuse et ne sont eux-mêmes qu’une part du jeu de la chaleur, de l’humidité et de la sève débordante. » (Un pont sur la Drina, poche biblio, p.312)