Allemagne et France vus par Peter SLOTERDIJK (I)
En octobre 2008 sortait en France « Théorie des après-guerres – Remarques sur les relations franco-allemandes depuis 1945 » (Maren Sell, 88 pages, 12 €), un texte de Peter SLOTERDIJK, dont la source est une conférence donnée aux 6ème entretiens culturels franco-allemands à l’université de Fribourg, et suivie d’un débat avec Alain TOURAINE et Blandine KRIEGEL (l’épouse d’Alexandre ADLER).
SLOTERDIJK exprime clairement son objectif : « Je voudrais (…) montrer dans quelle mesure l’interprétation des résultats de la guerre par les entités belligérantes devient décisive pour les représentations qu’elles se font d’elles-mêmes. » (p. 10)
Dans son étude, il utilise 2 théories : René GIRARD et la rivalité mimétique, Heiner MÜHLMANN et la nature des cultures. Le projet de ce dernier ambitionne de « faire apparaître le lien entre la guerre et la culture à la lumière d’un modèle hautement généralisé de formations de collectifs produits par le stress ». (p.18) Ainsi, l’après-guerre est une phase de détente d’après-stress propice, pour les vainqueurs comme les vaincus, à l’ « évaluation de leurs propres prémisses culturelles à la lumière des résultats des combats ». (p.21) En général, les vainqueurs voient dans leur victoire une confirmation de leur decorum tandis que les vaincus ont l’occasion d’étudier les raisons de leur échec, ce qui « peut déboucher sur des transformations essentielles du decorum propre à la culture, c'est-à-dire du faisceau de normes et de formes de vie ayant localement un caractère d’obligation (…) ». (p.22)
SLOTERDIJK nomme métanoïa cette propension à transformer les règles culturelles.
La faute à Napoléon
La période allant de 1806 à 1945 est une séquence d’après-guerres embrouillés. Concernant l’échange mimétique dans le duel franco-allemand, René GIRARD apporte des éléments de réponse dans son « Achever Clausewitz ».
Du point de vue allemand, Napoléon est le liquidateur du Saint-Empire, le génie militaire d’Austerlitz, Iéna et Auerstedt (celui que CLAUSEWITZ appela le « Dieu de la guerre »), mais aussi « le politicien de génie qui, de manière fatale, précisément en raison de ses succès éclatants, a semé les graines du ressentiment et d’une rivalité imitatrice nourrie par un mélange d’amour et de haine, et ce, dans tous les pays européens qu’il a attaqués, de l’Atlantique jusqu’à l’Oural ». (p.25)
A cause des agressions napoléoniennes, et mis à part la Suisse et l’Angleterre, le continent européen plongea dans un maelström antirépublicain, antimoderne, antifrançais : l’évolution européenne a été dévoyée par le choc napoléonien.
1918 : l’après-guerre de l’Italie
Le cas de l’Italie à cette période illustre le concept-clé de SLOTERDIJK, celui de « la falsification des résultats de la guerre ».
D’après le modèle mühlmannien de la révision après-stress du decorum, une culture, après les batailles, réévalue ses états d’esprit normatifs fondamentaux : « en cas de victoire, les valeurs essentielles de ce travail de vérification portent le nom d’ « affirmation » ; en cas de défaite, celui de « métanoïa » ». (p.29)
En août 1914, l’Italie se retire de l’Alliance (appelée « Triplice ») avec l’Allemagne et l’Autriche-Hongrie, pour rester neutre. Peu après, elle signe le traité secret de Londres, puis entre en guerre en mai 1915 contre l’Autriche-Hongrie. Anéantie militairement, au bord du gouffre politiquement, l’Italie ne se retrouve dans le camp des vainqueurs que grâce à l’aide massive des Alliés. « On parlait à l’époque d’une vittoria mutilata, une victoire mutilée – on aurait mieux fait de parler d’une défaite maquillée en victoire. » (p.30)
L’Italie n’accomplit qu’une demi-métanoïa.
Un parti ultranationaliste proposa une ligne politique d’hyper affirmation héroïque : aux élections de janvier 1924, MUSSOLINI recueillait 66 % des suffrages. A son commencement, le fascisme est le produit d’une falsification du résultat réel de la guerre.
« En Allemagne, la falsification du résultat de la guerre avait débuté dès le mois de novembre 1918 avec la tristement fameuse légende du « coup de couteau » dans le dos de l’armée prétendument invaincue, et ses conséquences se firent sentir à partir de 1933. » (p.32)
(À suivre…)
Alexandre ANIZY