Revenir au franc pour lancer l'écu avec Frédéric Lordon
Dans notre billet économique précédent, nous rappelions à Benjamin Coriat et Thomas Coutrot une règle indispensable au débat et au savoir-penser, puisqu’ils ont commis un procès d’intention en présentant Frédéric Lordon et Emmanuel Todd en réactionnaires d’une nation fantasmatique (1). Aujourd’hui, nous allons présenter la position de Frédéric Lordon concernant l’euro, telle qu’il l’expose dans le Monde Diplomatique d’août 2013.
Cela commence bien :
« Beaucoup, notamment à gauche, continuent de croire qu’on va changer l’euro. Qu’on va passer de l’euro austéritaire présent à l’euro enfin rénové, progressiste et social. Cela n’arrivera pas. »
Pourquoi ?
« 1. Jamais les marchés ne laisseront s’élaborer tranquillement, sous leurs yeux, un projet qui a pour évidente finalité de leur retirer leur pouvoir disciplinaire ; 2. Sitôt qu’un tel projet commencerait d’acquérir un tant soit peu de consistance politique et de chances d’être mis en œuvre, il se heurterait à un déchaînement de spéculation et à une crise de marché aiguë qui réduiraient à rien le temps d’institutionnalisation d’une construction monétaire alternative, et dont la seule issue, à chaud, serait le retour aux monnaies nationales. »
Lordon revient alors sur les pauvres idées des européistes (grosso modo : misons cette fois-ci sur les euro-obligations, ou mieux encore, un saut démocratique vers un gouvernement économique de la zone euro – ce fantasme des populistes PS lors des campagnes électorales), qu’il qualifie de solutions de carton, puisqu’il caractérise fort justement la construction européenne comme une soustraction de souveraineté économique et politique. Et depuis 2007, plus rien n’est à négocier puisque tout est inscrit dans le Traité européen :
« Politique monétaire, maniement de l’instrument budgétaire, niveau d’endettement public, formes du financement des déficits : tous ces leviers fondamentaux ont été figés dans le marbre. » ;
C’est pourquoi « les indigentes trouvailles du concours Lépine européiste sont vouées à systématiquement passer à côté du problème central », qu’on peut résumer par cette citation :
« Car certains Etats membres ont besoin de dévaluation ; certains, de laisser se creuser les déficits ; certains, de répudier une partie de leur dette ; d’autres, d’inflation. Et tous ont surtout besoin que ces choses-là redeviennent des objets possibles de délibération démocratique ! Mais les principes allemands, inscrits dans les traités, l’interdisent… »
Alors que faire ?
Selon Frédéric Lordon, sortir de l’euro monnaie unique pour entrer dans l’euro monnaie commune.
Qu’est-ce qu’un euro commun ? Une monnaie dotée de représentants nationaux : euro-francs, euro-pesetas, etc.
« Ces dénominations nationales de l’euro ne sont pas directement convertibles à l’extérieur (en dollars, en yuans, etc.), ni entre elles. Toutes les convertibilités, externes et internes, passent par une nouvelle BCE, qui fait office en quelque sorte de bureau de change, mais est privée de tout pouvoir monétaire. »
Ainsi les gouvernements des Etats membres retrouveraient la maîtrise des outils de l’action politique :
« Nous voilà donc débarrassés des marchés de change intra-européens, qui étaient le foyer de crises monétaires récurrentes à l’époque du Système Monétaire Européen (SME), et protégés des marchés de change extra-européens par l’intermédiaire du nouvel euro. C’est cette double propriété qui fait la force de la monnaie commune. »
Et les peuples retrouveraient leurs souverainetés. Pour être précis, Lordon suggère de configurer la monnaie commune « à la manière de l’International Clearing Union proposée par John Maynard Keynes en 1944 ». C’est une proposition très intéressante.
L’auteur poursuit son raisonnement avec 2 scénarii. S’il s’agit d’instaurer une souveraineté populaire supranationale, il faut redimensionner le projet européen, et pour sa partie économique, il faut exclure les Etats membres qui n’approuveraient pas les grands principes de politique économique… S’il s’agit seulement de donner une monnaie commune à un grand marché européen, il ne faut retenir comme Etats membres que « des pays dont le salaire moyen ou minimum n’est pas inférieur à 75 % - ou quelque autre seuil à déterminer – de la moyenne des salaires moyens ou minima des autres Etats membres ».
Et à ce stade du raisonnement, Lordon constate que « c’est ici qu’on revient au syllogisme de départ : l’idée de passer de l’euro actuel à un euro refait et progressiste est un songe creux. Par construction, s’il est progressiste, les marchés financiers, qui ont tout pouvoir actuellement, ne le laisseront pas advenir. »
Frédéric Lordon n’ignore donc pas le principe de réalité.
Alors que faire ?
Il faut laisser aux polytechniciens rêveurs, comme Michel Aglietta, et aux matheux ratés, comme Olivier Blanchard (2) ou Gérard Debreu, les constructions théoriques des sciences économiques qui ne voient jamais le jour ou qui ne marchent pas. Nourris des travaux de recherche, les économistes politiques doivent prôner des solutions réalistes, prenant en considération les rapports de force économiques et politiques.
Ce que dit Lordon :
« sauf la grande anesthésie définitive dans l’euro antisocial, on y reviendra [aux monnaies nationales, ndAA]. C’est là la sanction d’une construction incapable d’évoluer pour s’être privée elle-même de tout degré de liberté ».
Mais comme « ce retour forcé aux monnaies nationales, sonnant comme un échec, aura des effets dépressifs », il faut « prendre le parti de "tomber sur la monnaie commune", c'est-à-dire de provoquer la déflagration des marchés en annonçant ce projet-là, en le posant fermement comme l’horizon d’une volonté politique d’un certain nombre de pays européens (…) ».
Force est de constater que Frédéric Lordon propose un chemin réaliste et raisonnable, que nous résumons par "Revenir au franc pour lancer l'écu" : le projet d’une Europe solidaire, plus que nécessaire dans un XXIe siècle certainement mouvementé de par le monde.
Alexandre Anizy
(1) : lire la réponse politique percutante de Jacques Nikonoff (avec Gilles Amiel de Ménard et Claude Lioure) dans le Marianne du 17 août 2013.
(2) : pour Aglietta et Blanchard, lire les billets que nous avons consacrés à ces deux énergumènes.