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Maylis de Kerangal coule en canoë

Publié le par Alexandre Anizy

Cette fois-ci, nous avons abandonné.

 

 

Maylis de Kerangal est une écrivaine, une vraie. En voici une démonstration :

« Elle imagine les milliers de personnes rassemblées en cercle, là-bas, autour d’une pelouse d’un vert si étincelant qu’on pourrait la croire vernie au pinceau, chaque brin d’herbe enluminé d’une substance mélangeant résine et essence de térébenthine ou de lavande et qui, après évaporation du solvant, aurait formé ce film solide et transparent comme un reflet argenté, comme un apprêt sur un coton neuf, un voile de cire, et songe qu’à l’heure d’apparier les organes vivants de Simon Limbres, à l’heure de les répartir dans des corps malades, des milliers de poumons se gonflent ensemble là-bas, des milliers de foies se gorgent de bière, des milliers de reins filtrent à l’unisson les substances du corps, des milliers de cœurs pompent dans l’atmosphère, et soudain elle est frappée de la fragmentation du monde, de la discontinuité absolue du réel sur ce périmètre, l’humanité pulvérisée en une divergence infinie de trajectoires  ̶  une sensation d’angoisse qu’elle avait déjà éprouvée, ce jour de mars 1984, alors qu’elle était assise dans le bus 69 et se rendait dans une clinique du 19e arrondissement pour avorter, moins de six mois après la naissance de sa fille qu’elle élevait seule, la pluie ruisselait sur les vitres, elle avait regardé un à un les visages des quelques passagers qui l’entouraient, des visages que l’on croise dans les bus parisiens en milieu de matinée, des visages aux yeux fuyant vers le lointain ou rivés à une consigne de sécurité contenue dans un pictogramme, fixés sur le bouton d’appel, égarés à l’intérieur du pavillon d’une oreille humaine, des yeux qui s’évitaient entre eux, vieilles dames à cabas, jeunes mères de famille avec enfant en kangourou, retraités en chemin vers la bibliothèque municipale pour la lecture de leur périodique quotidien, chômeurs de longue durée en costume cravate douteux, plongés dans leur journal sans parvenir à le lire, sans que jaillisse sur la page la moindre étincelle de sens, mais accrochés au papier comme pour se maintenir dans un monde où ils n’avaient pourtant plus de place, où ils ne trouveraient bientôt plus de quoi subsister, des personnes parfois situées à moins de vingt centimètres d’elle, et qui toutes ignoraient ce qu’elle allait faire, cette décision qu’elle avait prise et qui dans deux heures serait irréversible, des gens qui vivaient leur vie et avec lesquels elle ne partageait rien, rien, hormis ce bus pris dans une giboulée, ces banquettes usagées et ces poignées de plastique poisseuses qui pendaient du plafond comme des cordes préparées pour se pendre, rien, chacun sa vie, chacun la sienne, voilà, elle avait senti que ses yeux se baignaient de larmes, avait serré plus fort la barre métallique pour ne pas tomber, et sans doute fit-elle en cet instant l’expérience de la solitude. » (Réparer les vivants, éditions Verticales, 2013, p129-131 sur 209)  [Lire notre billet ici ]

Elle a osé bien que ce soit casse-gueule, et le lecteur suit parce que le style rude est en adéquation avec le moment.

 

            Mais dans Canoës (Verticales, mai 2021), quand elle maintient cette ligne stylistique, ça ne marche pas aussi bien. Exemple :

« Tel un oiseau change de couleurs pour se camoufler dans les branches et leurrer les prédateurs, la voix de Sam se coule maintenant dans celle du Midwest et cela me dépayse, oui, car elle peut être enrouée, essoufflée, déguisée pour une blague ou troublée par l’émotion, altérée par le sommeil, l’alcool, la colère, étranglée par l’anxiété, empruntée pour approcher un interlocuteur difficile, elle habite mon oreille depuis si longtemps, cette voix, qu’un mot, deux syllabes à peine me suffisent pour la détecter sans erreur possible, pour l’isoler parmi des centaines d’autres comme une piste sur la bande de mixage de celles qui m’accompagnent, pour la capter de loin  ̶  souvenir d’une liaison radio au beau milieu de la nuit, lui dans le fond d’un petit cargo en plein tangage dans la mer de Béring, moi couchée sous les combles dans un immeuble de la rue Pigalle, le téléphone qui sonne, le combiné glissé sur mon oreille d’une main endormie, allô ?, la friture d’abord, ce lointain qui grésille, et ces premières vibrations contre la membrane de mon tympan, lesquelles touchent bientôt les trois osselets, trois miettes de cartilage, quelques milligrammes, et s’amplifient, converties dans la foulée en impulsions électriques que le nerf cochléaire transmet à mon cerveau, vers le gyrus temporal gauche, à l’endroit où l’on situe les microrégions de la mémoire auditive sensibles à certaines intonations de la parole, à son rythme, à son intensité, une trajectoire sidérale, la flèche de l’amour avais-je pensé, redressé d’un seul coup dans mon lit étroit, questionnant la distance que cette voix avait parcourue, acheminée jusqu’à moi dans des câbles sous-marins transocéaniques, puis renvoyée par des antennes-relais dressées sur les plateaux continentaux, au beau milieu des plaines, au sommet des collines, et jusque dans la ville, l’onde électromagnétique invisible mais bien réelle, elle aussi, au cœur de ma chambre : elle m’est plus familière que mon pays, cette voix, elle est mon paysage. Tout le monde change ici, il n’y a que toi qui ne changes pas, la voix de Sam a tranché, froide, puis il a basculé sur le flanc et m’a tourné le dos. » (p.51-52)

            Pour nous, encore quelques pages tournées et puis basket.

            Parce que, comme l’a écrit Philippe Djian :

« (…) qui donc oserait prétendre que le style n’est qu’une question de musique ? (…) Il est donc temps d’ajouter que le style est à la fois une musique et une manière de regarder les choses, ou si l’on préfère une attitude ou encore une façon d’être, ou un point de vue, dans le sens où il s’agit de choisir la place, l’emplacement à partir duquel on observera le monde. » (Ardoise, Julliard, page 30) [Lire notre billet ici ]

 

Alexandre Anizy

 

Sonnet touquettois

Publié le par Alexandre Anizy

Un coin d’élégance naturelle.   

 

Venant de la forêt illuminée,

La roulette du casino éjecte

Le client vers son hôtel raffiné :

Des frais cocktails du West il se délecte.

 

En matinée, il gagne le marché

Par le jardin d’Ypres si verdoyant :

Sous les solides arcades bigarrées,

Biens utiles ou futiles pour chalands.

 

De la place, il chemine vers la digue.

Sur l’immense plage de sable fin,

Des pilotes de chars vaquent à leur gigue :

 

A la Corniche, ils bordent ou bien ils choquent

Pour toucher la baie, même sous embruns.

Sur la Canche se prélassent les phoques.

 

Alexandre Anizy

(extrait d'un recueil en préparation)

 

L'hygiénisme fait le lit du transhumanisme

Publié le par Alexandre Anizy

Personne n’a oublié, du moins nous l’espérons, que le confinement de la société française fut la solution technique adoptée pour empêcher la révélation d’un scandale d’Etat : alors que la population augmente (et notamment celle du 3ème âge), quand on ferme des établissements de santé, quand on supprime des lits dans ceux qui restent, quand on diminue le nombre d’emplois du personnel soignant, on ne peut pas être capable de répondre à une situation exceptionnelle… Il fallait donc, quoi qu’il en coûte, empêcher la submersion des services de réanimation (pointe techniquement avancée du système… et élément signifiant du désastre de la Santé publique). Mais aujourd’hui, sommes-nous encore en situation exceptionnelle ?

 

 

Dans un article argumenté, la philosophe Chantal Delsol répond à cette question : « Nous en sommes aujourd’hui à un point où l’on peut mettre en cause sérieusement, et sans désir de polémique, l’existence même d’une situation exceptionnelle, c’est-à-dire d’une crise dangereuse pour la société entière. »¹ 40 millions de Français ayant reçu au moins une dose, et une large part des « personnes à risques » étant vaccinée, l’incapacité du système hospitalier à supporter une nouvelle surcharge est quasiment improbable.

Dans ces conditions, pourquoi le passe sanitaire ?  

C’est l’ouverture d’un nouveau chapitre de la biopolitique contemporaine mue par l’idéologie postmoderne : l’hygiénisme. Cette idéologie considère « la vie nue » comme essentielle. Par conséquent, elle vaudrait bien la fin momentanée de quelques libertés. En cas de péril commun, personne ne conteste la nécessité de mesures draconiennes, mais écrit la philosophe, « ce qui contestable, c’est l’idéologie hygiéniste qui élève le sanitaire au rang de valeur suprême et absolue »².  

Nous nous accordons à cette analyse.

 

Mais allons plus loin. Si la situation de péril a disparu, si l’état d’urgence finit… l’outil « passe sanitaire » commence et restera, parce que c’est un cliquet de la biopolitique de la Ligue libérale-radicale.  

Dans quelques années, un chapitre s’ouvrira officiellement au nom d’une « vie plus parfaite » : les sociétés auront basculé dans le transhumanisme. Alors les corps de quelques-uns pourront être améliorés grâce à un apport, de matériels techniques ou de parties humaines achetées, toujours négocié dans le cadre d’un contrat. Au moins l’orthodoxie libérale sera sauve…

            Politique ou « science sans conscience ne [sont] que ruine[s] de l’âme »³.   

 

 

Alexandre Anizy

 

 

(¹) : Figaro du 27 juillet 2021.

(²) : Ibidem.

(³) : Rabelais, que nous complétons. 

Franz Bartelt écrit ce qui lui plaît

Publié le par Alexandre Anizy

Les années passent, l’insolence vandale reste.

 

Pour notre plaisir (lire ici etc.), Franz Bartelt est sorti du bois ardennais après avoir commis un nouveau polar : Un flic bien trop honnête (Seuil, mai 2021). Tout y passe, rien ne résiste à son humour vachard. Du San-Antonio sans l’esbroufe argotique et la fumisterie mercantile. En deux mots : plus classe.

 

« De temps en temps, sous l’effet d’un sentimentalisme désuet, il lui arrivait de déposer un bouquet sur le tombeau d’une de ses victimes, comme un chef d’entreprise cède parfois à la faiblesse de rendre hommage à un collaborateur enlevé à l’affection des siens par un accident du travail. Ce sont de menues initiatives qui réconcilient les coupables avec eux-mêmes, qui leur ristournent au moins l’illusion de l’innocence. La bonne conscience ne coûte jamais très cher. » (p.138 sur 154)

 

Si la philosophie un tantinet iconoclaste de Bartelt ne renverse rien, elle procure un bien fou aux lecteurs en les réconciliant avec l’espèce humaine, si joliment disséquée. C’est pourquoi, lui qui lutte contre le trou de la Sécurité sociale provoqué notamment par les benzodiazépines, le médecin intermittent mais vrai politicard Olivier Véran devrait recommander le remboursement de toute l’œuvre de Franz Bartelt… Après l’affaire des masques, il peut tout oser puisqu’on l’a déjà reconnu !

 

Alexandre Anizy

Macronesque Pessoa

Publié le par Alexandre Anizy

Un anti-Bartleby, somme toute.       

 

 

Immense est la nuit qui m'encercle,

Et noir le doute que je sens,

Mais avant que mon âme perde

La conscience dont je me mens,

 

Je veux que quelque chose mien

Puisse avoir plus que n'avoir rien.

 

Fernando Pessoa

(Pléiade, Œuvres poétiques)

 

La dernière brocante de Gérard Laveau

Publié le par Alexandre Anizy

Oyez braves gens ! Sortez des librairies battues, osez les samizdats !  

 

A faire qu’on tue, (Librinova, 2021, en direct ici ), tel est le titre du thriller de Gérard Laveau. On y retrouve les détectives Torpédo & Amer, de retour à Lyon, en quête d’une œuvre d’art volée en 1944…

« Un petit format que l’on a recentré par une large Marie-Louise. Scène brossée sur le motif une nuit d’août 1934, dans le hall d’un palace de la Côte. Facture Art Déco, larges à-plats, courbes sensuelles, privilégiant la stylisation à l’exactitude, exagérant les traites du personnage. Yeux trop saillants, bouche sévère. Vieillissant Ethan, qui avait tout juste six ans, que l’on avait tiré de son lit. En bas, à gauche, la signature Lempicka ressort, blanche sur fond de violine foncée. A peine trop évidente. » (p.116)

 

Lisez ce polar de Gérard Laveau, parce qu’il le vaut bien.

 

Alexandre Anizy

Couleur bleuet de Schünemann et Volić

Publié le par Alexandre Anizy

Pour ceux qui s’intéressent aux polars et aux Balkans.

 

Ils se mettent à deux, Schünemann et Volić, pour écrire un polar, Couleur bleuet (éditions Héloïse d’Ormesson, mars 2017 ; traduit de l’allemand par Odile Demange), qui se déroule à Belgrade. D’un style agréable, il vaut surtout pour le contexte, le décor et la psychologie des personnages.

            Par exemple, on y apprend ceci :

« Milena reposa ses lunettes, leva puis écarta les bras, étira sa colonne vertébrale et dessina des cercles avec la tête. (…) Elle n’aurait jamais imaginé qu’avant même de se retirer de Serbie en 1867, les Turcs avaient construit les premiers bâtiments de la caserne de Topčider, que le roi Milan Obrenović avait constitué la Garde d’honneur sur le modèle prussien et créé une tradition qui avait persisté jusqu’au temps de la dictature monarchique avant d’être ressuscitée par le maréchal Tito en personne. » (p.133)

 

Alexandre Anizy

Une ruche moderne

Publié le par Alexandre Anizy

 

Une ruche moderne

 

A Sébastien Faure et Francisco Ferrer

 

Formater n’est pas éduquer.   

 

 

Enonçons notre principe éducatif :

Fournir tous les outils utiles aux enfants

Pour être citoyens libres et attentifs.

 

Lire, écrire, compter : le socle intangible

Pour tous les sociaux d’une même aédie,

Avec le Savoir du corps et de l’esprit,

L’histoire-géo qui rend intelligible.

 

Ensuite chacun selon ses aptitudes

Apprend, et chemine dans la Production.

Education intégrale ? L’ambition

D’une société visant la plénitude.

  

Alexandre Anizy 

(poème inédit, extrait d'un recueil en préparation)

 

La Commune selon Tardi et Vautrin

Publié le par Alexandre Anizy

Pour se souvenir d’un "espoir mis au charnier".

 

            Le sérieux travail historique et le talent narratif de Vautrin, couplés à la noirceur du dessin génial de Tardi font de cette bande dessinée, Le cri du peuple (Casterman, 2021, édition intégrale), une excellente introduction à la découverte de cette page abjecte de l’Histoire de France.

            En écoutant Jean Ferrat chanter la Commune.   

 

Alexandre Anizy

 

 

Le dernier œuf de Dubravka Ugrešić

Publié le par Alexandre Anizy

Parlant de la vieillesse, on frise le naufrage.  

 

 

On retrouve dans Baba Yaga a pondu un œuf, le dernier ouvrage de Dubravka Ugresic (Christian Bourgois, avril 2021 pour l’édition numérique), les thèmes qui font sa singularité, d’autant qu’elle n’a rien perdu de sa lucidité politique, malgré l’exil :

« La Yougoslavie avait été un pays horrible. Ils mentaient tous, comme ceux d'aujourd'hui. La seule différence, c'est que d'un seul mensonge ils en ont fait cinq. » (p.102) Lire la source ici .

 

Hors de la Croatie, l’autrice écrit sur la Croatie et ce faisant, mutatis mutandis, parle d’un processus universel. Cependant cette fois-ci, l’impression d’un style négligé nous a rebutés. Exemple :

« L’été, dans le quartier de Novi Zagreb où vit maman, l’air pue la fiente d’oiseau. Dans les feuilles des arbres devant l’immeuble de maman bruissent des milliers et des milliers d’oiseaux. » (p.10 sur 279)

Bref, aux deux tiers, on a fermé le livrel.

 

N’ayant pas le passé de Jakuta Alikavazovic, les subtilités culturelles nous ont échappé. Il n’empêche que dans sa recension dithyrambique parue dans l’imMonde du 29 avril, elle s’égare quand elle dit :

« L’autrice défend et incarne l’idée d’une littérature transnationale, dans laquelle l’exil, précisément, joue un rôle central. D’exil, la vieillesse en est un ; dans le monde postcommuniste, le capitalisme en est un autre. » ;

Parce que Dubravka Ugrešić est terriblement locale, et parce que "l’exil" du mode de production capitaliste en terres postcommunistes est une thèse difficilement soutenable, puisque son implantation est concrète, très concrète. Bien des jeunes chômeurs croates le confirment.  

            Si le mélange des genres est à la mode, il n’empêche pas la rigueur dans l’analyse.

 

 

 

Alexandre Anizy