Un monde à inventer
Là sur la terre, et ce n’est pas au ciel,
Tous ensemble jetés comme proies aux vautours.
On nous a laissé croire à la course au feu,
Cet appel des amples bénéfices, des guerres sans merci,
Partout, partout.
Tandis que des gosses criaient famine,
Tant d’autres sablaient le champagne
Dans leur palais de pacotille, protégés par des soldats
Au cœur de pierre.
On nous a laissé croire
Qu’il y aurait un autre monde,
Et tant et tant ont dressé des louanges
Aux maîtres qui les tenaient
Sous le cuir de leurs bottes.
Tant et tant ont béni
Leurs maigres privilèges,
Toi y compris, oui toi y compris.
Que la honte lèche ton visage !
Et maintenant qu’il n’y a plus de routes,
Que les avions sont à l’arrêt,
Que commence à poindre la rouille
Aux flancs des paquebots qui glissaient
De croisière en croisière
Pour le sot plaisir de quelques-uns,
Que les chemins sont barrés,
Ils viennent derrière les écrans
Avec leur visage de morgue,
Leur verbe épuisé, leur langue de vieux professeur, de faux
Savant,
Nous dire que l’avenir appartient à chacun
Si nous nous enfermons derrière nos portes.
Et toi, poète de trois fois rien que l’on n’a jamais lu,
Dont les livres sont poussière,
Tu écrivis au temps où un possible n’était pas impossible :
Nous ne voulons pas attendre la mort dans nos maisons.
Après le feu, l’effondrement des bourses,
Nous les prendrons au mot qu’ils viennent de nous jeter
En plein visage. Nous les prendrons au mot
Pour qu’ils cessent leur course folle.
Nous inventerons un monde
Où nous ne les entendrons plus, plus jamais,
Avec leur morgue de spécialistes, leurs propos savants
Qui signent leur défaite. Ils sont plus fragiles que nous tous,
Pourquoi ne le savons-nous pas ?
Joël Vernet
(Œuvres poétiques, tome 1, La rumeur libre, 2023)