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Les loups d'Abdellatif Laâbi

Publié le par Alexandre Anizy

Les loups

 

J’entends les loups

Ils sont bien au chaud dans leurs maisons de campagne

Ils regardent goulûment la télévision

Pendant des heures, ils comptent à voix haute

Les cadavres

Et chantent à tue-tête des airs de réclame

Je vois les loups

Ils mangent à treize le gibier du jour

Elisent à main levée le Judas de service

Pendant des heures, ils boivent un sang de village

Encore jeune, peu fruité

A la robe défaite

Le sang d’une terre où sommeillent des charniers

J’entends des loups

Ils éteignent à minuit

Et violent légalement leurs femmes

 

 

Abdellatif Laâbi

L’arbre à poèmes, Poésie Gallimard, 2022   

 

Un monde à inventer de Joël Vernet

Publié le par Alexandre Anizy

Un monde à inventer

 

 

Là sur la terre, et ce n’est pas au ciel,

   Tous ensemble jetés comme proies aux vautours.

      On nous a laissé croire à la course au feu,

Cet appel des amples bénéfices, des guerres sans merci,

Partout, partout.

 

Tandis que des gosses criaient famine,

 Tant d’autres sablaient le champagne

Dans leur palais de pacotille, protégés par des soldats

Au cœur de pierre.

        On nous a laissé croire

 

  Qu’il y aurait un autre monde,

Et tant et tant ont dressé des louanges

     Aux maîtres qui les tenaient

      Sous le cuir de leurs bottes.

Tant et tant ont béni

 

     Leurs maigres privilèges,

Toi y compris, oui toi y compris.

   Que la honte lèche ton visage !

    Et maintenant qu’il n’y a plus de routes,

     Que les avions sont à l’arrêt,

 

Que commence à poindre la rouille

       Aux flancs des paquebots qui glissaient

De croisière en croisière

     Pour le sot plaisir de quelques-uns,

       Que les chemins sont barrés,

 

Ils viennent derrière les écrans

    Avec leur visage de morgue,

Leur verbe épuisé, leur langue de vieux professeur, de faux

 Savant,

       Nous dire que l’avenir appartient à chacun

    Si nous nous enfermons derrière nos portes.

 

  Et toi, poète de trois fois rien que l’on n’a jamais lu,

   Dont les livres sont poussière,

Tu écrivis au temps où un possible n’était pas impossible :

Nous ne voulons pas attendre la mort dans nos maisons.

        Après le feu, l’effondrement des bourses,

 

Nous les prendrons au mot qu’ils viennent de nous jeter

          En plein visage. Nous les prendrons au mot

  Pour qu’ils cessent leur course folle.

Nous inventerons un monde

     Où nous ne les entendrons plus, plus jamais,

 

  Avec leur morgue de spécialistes, leurs propos savants

Qui signent leur défaite. Ils sont plus fragiles que nous tous,

      Pourquoi ne le savons-nous pas ?

 

 

Joël Vernet

(Œuvres poétiques, tome 1, La rumeur libre, 2023)