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Un monde à inventer de Joël Vernet

Publié le par Alexandre Anizy

Un monde à inventer

 

 

Là sur la terre, et ce n’est pas au ciel,

   Tous ensemble jetés comme proies aux vautours.

      On nous a laissé croire à la course au feu,

Cet appel des amples bénéfices, des guerres sans merci,

Partout, partout.

 

Tandis que des gosses criaient famine,

 Tant d’autres sablaient le champagne

Dans leur palais de pacotille, protégés par des soldats

Au cœur de pierre.

        On nous a laissé croire

 

  Qu’il y aurait un autre monde,

Et tant et tant ont dressé des louanges

     Aux maîtres qui les tenaient

      Sous le cuir de leurs bottes.

Tant et tant ont béni

 

     Leurs maigres privilèges,

Toi y compris, oui toi y compris.

   Que la honte lèche ton visage !

    Et maintenant qu’il n’y a plus de routes,

     Que les avions sont à l’arrêt,

 

Que commence à poindre la rouille

       Aux flancs des paquebots qui glissaient

De croisière en croisière

     Pour le sot plaisir de quelques-uns,

       Que les chemins sont barrés,

 

Ils viennent derrière les écrans

    Avec leur visage de morgue,

Leur verbe épuisé, leur langue de vieux professeur, de faux

 Savant,

       Nous dire que l’avenir appartient à chacun

    Si nous nous enfermons derrière nos portes.

 

  Et toi, poète de trois fois rien que l’on n’a jamais lu,

   Dont les livres sont poussière,

Tu écrivis au temps où un possible n’était pas impossible :

Nous ne voulons pas attendre la mort dans nos maisons.

        Après le feu, l’effondrement des bourses,

 

Nous les prendrons au mot qu’ils viennent de nous jeter

          En plein visage. Nous les prendrons au mot

  Pour qu’ils cessent leur course folle.

Nous inventerons un monde

     Où nous ne les entendrons plus, plus jamais,

 

  Avec leur morgue de spécialistes, leurs propos savants

Qui signent leur défaite. Ils sont plus fragiles que nous tous,

      Pourquoi ne le savons-nous pas ?

 

 

Joël Vernet

(Œuvres poétiques, tome 1, La rumeur libre, 2023)

 

 

Ainsi va Jake Hinkson

Publié le par Alexandre Anizy

            Un écrivain américain qui a épousé une libraire française ne peut pas être mauvais.

Jake Hinkson le démontre avec Ainsi va le monde (Gallmeister, octobre 2024), qu’il sort en 1ère mondiale dans notre beau pays si mal gouverné. L’architectonique du polar est excellente, le style satisfaisant, les personnages bien travaillés. A ce propos, celui d’Alice Hardy nous a rappelé Stoner, le roman de John Williams que nous avions encensé ici .

 

Dans ces deux genres différents, vous passerez de bons moments.

 

Alexandre Anizy  

 

Mater Dolorosa de Jurica Pavičić

Publié le par Alexandre Anizy

Jurica Pavičić, on en a déjà parlé ici : un auteur attachant qui raconte la Croatie d’aujourd’hui dans le cadre d’un polar bien troussé (Mater Dolorosa, Agullo, 2024).

Alexandre Anizy  

 

La fumée selon Charles d'Orléans

Publié le par Alexandre Anizy

Rondeau 35

 

Jamais feu ne fut sans fumée,

Ni douloureux cœur sans souci,

Ni réconfort sans espérance,

Ni joyeux regard sans plaisir,

Ni beau soleil qu'après l'averse.

 

Ma sentence est vite exprimée :

Qu'un plus savant la tourne mieux !

J'invoque ici mon expérience :

Jamais feu ne fut sans fumée,

Ni douloureux cœur sans souci.

 

Il n'y a pas de jeu sans rire,

De soupir sans quelque regret,

De souhait sans désir brûlant,

De soupçon qui ne déconcerte ;

La chose est prouvée par les faits :

Jamais feu ne fut sans fumée.

 

Charles d'Orléans

(En la forêt de longue attente, Poésie/Gallimard, édition bilingue de Gérard Gros, novembre 2001)

  

Le Liban 1975-1983 selon Frédéric Paulin

Publié le par Alexandre Anizy

             Pour essayer de comprendre le Liban d’aujourd’hui, il peut être utile de commencer par lire ce premier tome d’une trilogie mené bombes pétantes.

 

Plagiant Jean-Luc Manet dans Livres Hebdo, nous disons que Frédéric Paulin, en digne journaleux, novélise le marasme libanais avec son Nul ennemi comme un frère (Agullo, 2024). Sanglant et désespérant.

            On y voit la naissance du Hezbollah, le massacre des Palestiniens dans le quartier de Sabra et le camp de Chatila par les phalangistes chrétiens avec la bienveillance de l’armée israélienne, l’ivresse du pouvoir chez Mitterrand, les débuts d’Action directe, l’opportunisme de Chirac, le raid des Super-Etendards français sur Baalbek et la polémique qu’il déclencha, etc. On suit sans y croire les amours improbables d’une juge… tout va à tombeau ouvert.

 

Pour ceux qui ont connu cette époque, le roman est un rappel des faits avec une mise en perspective. Pour les autres, un pédagogue pourrait dire que c’est une entrée en matière sans prétention. Mais est-ce le but recherché par Paulin ?  

 

Alexandre Anizy  

 

Grégory Rateau en écho d'Alexandre Anizy

Publié le par Alexandre Anizy

            Lisez plutôt.

 

 

Ils ne m’ont rien pris

ils ne m’ont rien laissé

j’ai traversé de longs sommeils

où parfois la figure de l’ami

s’imprimait sur un tissu de lin blanc

mais au réveil

seuls restaient des regrets

et l’éternité à vivre sans illusions

 

Grégory Rateau

(Imprécations nocturnes, Conspiration-éditions, 2022)

 

 

Je suis un ouvrier sans travail

L'auguste chômeur de vos matins givrés

Un chanteur qui décade

Un railleur qui déraille

Ô folle intelligence

Un polémiste sans talent

Le dernier des arrivistes

Un homme sans dieu sans maître

Sans passion

Un dada qui déraisonne

Un jongleur de mots

Qui fait ses pitreries

Un misogyne sans aucun doute

Un poète réaliste

Qui crache sur tout

En bref

Un type sans illusion

Telle est ma définition

 

Alexandre Anizy  

(Lumières froides, editions-abak, mai 2023 – écrits des années 70)

 

De passage d'Andrée Chedid

Publié le par Alexandre Anizy

 

De passage

 

Revit-on jamais

Les moissons d'autrefois

Les errances du passé

Les chimères de jadis

La parole écoulée ?

 

Nos images

Ne sont-elles qu'image

Nos corps

Ne sont-ils que chimie

Nos pensées

Regagnent-elles le giron primordial ?

 

Ainsi dérivent

Nos figures

Si tributaires

Si dérisoires

 

Ainsi nous captive

La Vie

Si prodigieuse

Si illusoire

 

Ainsi s'esquivent

Nos années

Sitôt vécues

Et consommées.

 

Andrée Chedid

(Rythmes, poésie-Gallimard)

 

Ivo Andrić dans la Pléiade, crénom !

Publié le par Alexandre Anizy

Grâce à deux romans extraordinaires, dont nous offrons ici des échantillons pour en goûter la prose, Ivo Andrić devrait selon nous entrer dans la Pléiade.

 

« Ainsi l’homme fraude avec lui-même et devient avec le temps de plus en plus et sans fin débiteur envers lui-même et envers tout ce qui l’entoure. » (La chronique de Travnik, éditions Motifs, juin 2011, p.36)

« Cela signifiait que tous les chemins ne faisaient avancer les hommes qu’en apparence, qu’en réalité ils les faisaient tourner en rond, comme les labyrinthes trompeurs de contes orientaux, et ils l’avaient finalement conduit là, parmi ces papiers froissés et ces brouillons en désordre, en un point où le cercle recommençait, comme à chaque autre point de ce cercle. Cela signifiait qu’il n’existait pas de voie médiane, ce chemin bien droit qui menait à la stabilité, à la tranquillité et à la dignité, mais qu’en réalité tout le monde tournait en rond, en suivant toujours le même chemin trompeur, et que seuls changeaient les gens et les générations qui, trompés en permanence, avançaient sur ce chemin. (…) On avançait, c’était tout. Et avancer n’avait de sens et de dignité que si l’on savait trouver ce sens et cette dignité en soi. Point de chemin, point de but. On avançait, c’était tout. On avançait, on se fatiguait, on s’usait. » (Idem, p.653)  

 

 

« Il arrive en effet que survienne une de ces années exceptionnelles dues à l’action conjuguée et particulièrement bénéfique de la chaleur du soleil et de l’humidité de la terre, lorsque la large vallée de Višegrad frémit d’une force débordante et d’un besoin général de féconder. La terre se gonfle et tout ce qu’elle renferme encore de vivant germe, bourgeonne, se couvre de feuilles et de fleurs et donne au centuple. On voit clairement le souffle de fécondité, on le voit vibrer comme une vapeur bleuâtre au-dessus de chaque sillon et de chaque motte. Chèvres et vaches lancent des ruades et se déplacent avec peine à cause de leurs mamelles pleines et gonflées. Les ablettes, qui chaque année au début de l’été descendent le Rzav par bancs entiers pour frayer à son embouchure, affluent en telle quantité que les enfants les attrapent par seaux dans les bas-fonds, puis les rejettent sur la berge. Même la pierre poreuse du pont se gonfle d’humidité, comme si elle était vivante, nourrie de cette sorte de vigueur opulente qui émane de la terre et plane sur toute la ville comme une chaleur agréable et joyeuse dans laquelle tout respire plus vite et s’épanouit avec plus d’exubérance.

De tels étés ne sont pas fréquents dans la vallée de Višegrad.

Mais lorsque cela arrive, les gens oublient tous les malheurs qu’ils ont connus et ne pensent pas à ceux qu’ils pourraient encore connaître, ils vivent de la vie trois fois plus intense de cette vallée touchée par une fécondité miraculeuse et ne sont eux-mêmes qu’une part du jeu de la chaleur, de l’humidité et de la sève débordante. » (Un pont sur la Drina, poche biblio, p.312)

 

Substance de Matthias Marc

Publié le par Alexandre Anizy

            Hubert-Félix Thiéfaine l’a chantée, Matthias Marc l’a sublimée !

Nous parlons du mets franc-comtois par excellence, la cancoillotte, que vous trouverez en commençant le menu vibration (en 7 temps) du chef Matthias Marc dans son repaire parisien : un plat-signature d’une texture originale (le velouté du fromage enrobant le craquant iodé d’œufs de truite). L’artiste enchaîne avec des gnocchis à la saucisse de Morteau, des Saint-Jacques en 3 notes (une composition subtile), un ris de veau onctueux… Le bonheur il est là, y’a pas à tortiller !

 

En substance

Nous étions,

La confiance

Par billions !  

Par Matthias

Nous fumons :

Il enchâsse  

Le Dragon !

 

Alexandre Anizy  

 

Coeur de Jules Supervielle

Publié le par Alexandre Anizy

Coeur

 

Suffit d'une bougie

Pour éclairer le monde

Autour duquel ta vie

Fait sourdement sa ronde,

Coeur lent qui t'accoutumes

Et tu ne sais à quoi,

Coeur grave qui résumes

Dans le plus sûr de toi

Des terres sans feuillages,

Des routes sans chevaux,

Un vaisseau sans visages

Et des vagues sans eaux.

 

Mais des milliers d'enfants

Sur la place s'élancent

En poussant de tels cris

De leurs frêles poitrines

Qu'un homme à barbe noire,

― De quel monde venu ? ―

D'un seul geste les chasse

Jusqu'au fond de la nue.

 

Alors de nouveau, seul,

Dans la chair tu tâtonnes,

Coeur plus près du linceul,

Coeur de grande personne.

 

Jules Supervielle

(Oeuvres poétiques complètes, La Pléiade)

 

 

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