L'enflure inutile de l'économiste Pierre-Noël Giraud

Publié le par Alexandre Anizy

Répondant à une commande de l'éditeur (1), l'économiste Pierre-Noël Giraud a rassemblé dans "L'Homme inutile - du bon usage de l'économie" (Odile Jacob, octobre 2015, 401 pages, 23,90 €) un ensemble de travaux disparates pour expliquer ses préconisations économiques. Le survol est agréable à lire, mais cela manque d'arguments discutés. C'est ainsi qu'on fabrique un produit d'édition en faisant un mauvais usage de la pédagogie.

Dans le premier chapitre titré "du bon usage de l'économie", l'auteur réalise en 45 pages le tour de force de présenter l'économie aujourd'hui, de définir son objet, de raconter l'histoire de la pensée économique, de discuter le bon et mauvais usage des modèles, d'expliquer les 4 temps de la démarche économique (à savoir : analyse et prospective, choix de l'objectif, préconisation des politiques, mise en œuvre des politiques - ce dernier temps consistant à savoir si les préconisations sont politiquement réalisables). Concernant l'objet, nous sommes d'accord lorsqu'il écrit :

« Suivant en cela Ricardo, je considère que l'objet central de l'économie est l'inégalité des revenus et plus généralement d'accès aux biens de ce monde, et non pas la croissance dont la mesure est par ailleurs difficile et à juste titre controversée. » (p.22) ;

mais lorsqu'il arrive au cadre analytique commun de l'économie :

« Il est composé d'un triptyque : acteurs rationnels, modes de coordination entre acteurs, institutions régulatrices. » (p.40) ;

nous mettons un sérieux bémol sur la "rationalité des acteurs", d'autant plus que PNG dit que « Ces "écoles" [il cite les écoles classiques, marxistes, néoclassiques, keynésiennes - ndAA] ont toutes adopté le cadre analytique d'ensemble que nous avons décrit » (p.49).

Le deuxième chapitre est un adieu à Malthus, surtout à sa théorie que PNG présente et analyse bien :

« La perspective de la décroissance de la population humaine constitue une révolution anthropologique équivalente à la sédentarisation et au début de la croissance démographique. Elle signera la fin du malthusianisme. » (p.91) (2)

Il s'attache ensuite à l'étude du "capital naturel" (les ressources naturelles épuisables et renouvelables) et du "capital humain", qui lui permet d'affirmer qu'après un XXIe siècle périlleux :

« Puis, tout cela ne sera plus qu'un mauvais souvenir. Une humanité de 4 milliards d'individus à la fin du XXIIe siècle, ayant engrangé près de deux siècles de progrès techniques supplémentaires, vivra très bien, si elle le veut, sur une planète dont la température moyenne aura augmenté de 4 à 5°C. Certaines zones, peut-être très vastes, seront abandonnées aux déserts, y compris aux déserts radioactifs en raison des quelques Fukushima que nous n'éviterons pas. Ce seront les cicatrices laissées par le dernier siècle malthusien de l'histoire humaine, le XXIe. » (p.115).

Nous voilà rassurés : si à long terme nous sommes tous morts, comme disait Keynes, à très long terme, l'espèce humaine quant à elle pourrait survivre.

Les troisième et quatrième chapitres traitent des problématiques "globalisations et inégalités", "instabilité de la finance", sachant que la globalisation favorise l'émergence et le rattrapage de certains pays au prix de fragmentations, avec une hausse quasi générale des inégalités de revenus et de patrimoine : PNG l'a déjà exposé dans son livre "La mondialisation. Emergences et fragmentations" (Sciences humaines, 2008), que nous présentions dans les billets suivants :

http://www.alexandreanizy.com/article-28417235.html

http://www.alexandreanizy.com/article-28488314.html

http://www.alexandreanizy.com/article-28570496.html

http://www.alexandreanizy.com/article-28646586.html

http://www.alexandreanizy.com/article-28730338.html

http://www.alexandreanizy.com/article-28807760.html

Le modèle "nomades / sédentaires" actualise celui des "compétitifs / protégés" (rien de nouveau sous la plume de Pierre-Noël Giraud), la connotation méprisante en moins ; quant à la finance, elle est revue à la lumière édifiante de la crise de 2008 : sa théorie du mistigri (3) est mise à jour, et elle prévoit comme nous l'avons aussi écrit :

« Nous avons très certainement devant nous de violentes et vastes purges de mistigri [i.e. des crises financières], suivies de longues stagnations entretenues par l'intensité des luttes, internes et internationales (guerre des monnaies), sur le partage des revenus. » (p.220)

Au cinquième chapitre arrive enfin "l'homme inutile" (nous sommes déjà à la page 221 - sur 401). Il présente tout d'abord ce qu'est une société juste selon John Rawls et Amartya Sen. La définition de Rawls convient à tous les néo-conservateurs (4) puisqu'elle stipule « les règles minimales suivantes : 1) tout le monde doit disposer d'un panier de "biens premiers", ceux qui sont indispensables non seulement à la survie mais aussi à une vie "digne" ; 2) les inégalités peuvent croître tant qu'elles restent "efficaces", c'est à dire tant que leur croissance améliore le sort des plus défavorisés » (p.222) Comme Rawls ne donne ni panier des biens premiers, ni même un minimum, PNG en vient à Sen qui affirme que le critère d'une société juste doit être « la liberté [substantielle et pas seulement formelle], envisagée sous la forme des capacités dont disposent les personnes d'accomplir ce qu'elles ont raison de vouloir accomplir », les libertés substantielles étant « l'ensemble des capacités élémentaires, telles que la faculté d'échapper à la famine, à la malnutrition, à la morbidité évitable et à la mortalité prématurée, aussi bien que les libertés qui découlent de l'alphabétisation, de la participation politique ouverte, de la libre expression » (p.223).

Les Etats membres de l'ONU s'étaient engagés en 2000 sur les "Objectifs [quantifiés] du Millénaire pour le Développement", inspirés par les "biens premiers" de Rawls. En 2015, ces objectifs n'étaient pas atteints, parce qu' « un grand nombre des plus pauvres étaient et est encore pris dans des trappes de pauvreté ». Dans les années 90, les néo-conservateurs croyaient « à un effet mécanique de la "croissance" sur la réduction de l'extrême pauvreté. La théorie économique dominante était celle du "ruissellement" (trickling-down) : la richesse des plus riches finit par ruisseler du haut au bas de la société et par tirer vers le haut même les plus pauvres » (p.230) Depuis la crise de 2008, les experts internationaux ont abandonné cette croyance : « La directrice générale du FMI parle de la nécessité de "mieux répartir les fruits de la croissance", de promouvoir une croissance plus "inclusive" (inclusive growth). Le mot d'ordre de croissance inclusive est ainsi lancé et se prépare à la brillante carrière de développement soutenable. » (p.232) Reste à donner un contenu à ce mot d'ordre : les rapports des experts du FMI et de l'OCDE s'y emploient.

Qu'est-ce que l'inutilité ? « (...) l'inutilité est un concept qui désigne une relation, et non une caractéristique intrinsèque d'un individu. Personne n'est inutile en soi, mais chacun peut le devenir aux yeux des autres ou à ses propres yeux, en raison du sort qui lui est fait dans une société donnée. » (p.235)

Du point de vue strictement économique, sont inutiles aux autres tous ceux qui ont besoin en permanence de l'assistance des autres : complètement pour les "sans travail", quels qu'ils soient, et partiellement pour ceux dont le revenu doit être complété (par l'Etat ou par leurs entourages). Ces derniers, les travailleurs pauvres ou les précaires qui enchaînent les petits boulots, sont néanmoins « un "coût" pour les "autres", qui peut être supérieur à l'avantage que représente le bas prix des services qu'ils leur vendent », puisque ces "autres" sont privés de l'innovation et de la qualité de service qu'auraient fournis des travailleurs payés correctement. Deux critères dans cette inutilité : le coût monétaire direct et la privation d'une amélioration possible de la productivité qui profiterait à tous. Soit.

Mais curieusement, PNG offre alors un argument aux tenants de la théorie du ruissellement : « On a vu ainsi, par exemple, qu'en améliorant la productivité des emplois nomades d'un territoire, donc leur compétitivité globale et leur nombre, on améliore aussi la situation relative des sédentaires du territoire. » (p.237)

PNG ajoute une troisième catégorie d'inutiles : « Ainsi des centaines de millions de paysans misérables des pays stagnants et émergents, qui vivent en quasi-autarcie et parviennent à peine à se nourrir eux-mêmes et leur famille. » (p.238) Ils sont d'une part inutiles à eux-mêmes car ils sont dans l'incapacité d'augmenter leur production, et d'autre part coûteux pour les "autres" puisqu'ils sous-utilisent le capital naturel (les terres cultivables notamment) qu'ils emploient. Ici PNG lance son filet pour que personne n'échappe au mode de production capitaliste, s'il utilisait la terminologie marxiste.

Etre inutile, c'est être pris dans une nasse dont l'issue est une porte très étroite puisqu'on a accès ni à l'argent, ni à l'acquisition des connaissances, ni aux réseaux sociaux. On peut y chuter très rapidement : « Ainsi les statistiques de Pôle Emploi montrent qu'en France, après douze mois de chômage, la probabilité de trouver un emploi dans le mois qui suit n'est plus que de 3 %. » (p.239)

Au bout du chapitre (pages 221 à 260) , a-t-on une estimation du nombre d'hommes inutiles en France, en Europe, sur la Terre ? Non. Pour un polytechnicien qui travaille sur les modèles économiques, c'est plutôt gênant, car avec un tel concept il lui sera difficile de mesurer l'efficacité de ses recommandations...

Au bout de ce chapitre, on trouve aussi cette affirmation incongrue : parce que les immigrés dans leur ensemble (sans-papiers compris) ne détériorent pas les comptes sociaux français, ce qui fait consensus chez les économistes puisque c'est avérée par de nombreuses études, PNG écrit que si « l'immigration peut dans certains cas accroître les inégalités de revenus entre nomades et sédentaires, elle ne crée pas en tant que telle d'hommes inutiles supplémentaires dans le territoire d'accueil » (p.253) C'est ainsi que d'un concept fumeux, on arrive à un déni de réalité.

Au chapitre six (p.261), les préconisations de PNG ne surprendront personne. La politique climatique ? « Lorsqu'on ne sait pas encore ce que seront les modèles industriels les plus soutenables, il convient de ne pas s'enfermer dans quelques-uns (en caricaturant : le nucléaire français ou l'éolien-solaire allemand), de garder les options ouvertes et d'offrir le marché européen - le premier du monde, ne nous lassons pas de le répéter pendant qu'il l'est encore - comme champ de compétition entre modèles. » (p.281) Ah, quelle belle perspective ! Offrir le marché européen au monde entier, n'est-ce pas ce que font avec persévérance les néo-conservateurs européistes depuis 30 ans ?

La sortie de l'euro ? La réponse est torchée en 4 pages ni denses ni brillantes. Après avoir reconnu qu'une dévaluation pouvait être favorable à la création d'emplois nomades qui réduiraient d'autant le nombre des sédentaires, hissant ainsi hors de la nasse des hommes inutiles (c'est dans les "soutes" des sédentaires que sont logés les "inutiles"), PNG affirme qu'il faut apprécier la sortie de l'euro en fonction de ce qu'on veut faire après : soit un retour à la case SME, soit une sortie de l'Union Allemande. Disons que ce choix est simpliste, parce qu'il n'examine pas sérieusement (5) le champ des politiques possibles. Mais pire, pour le SME, il est carrément fallacieux de dire que « se soumettre à nouveau à la disciple du serpent monétaire, dont l'aboutissement est l'euro », c'est le « rejoindre une seconde fois », surtout quand on n'analyse rien. Car en fait PNG enchaîne "sortie de l'euro - fin de l'Union Allemande - retour du protectionnisme", et là, il assène son argument choc : souvenez-vous de l'Argentine des années 1930 ! « N'est pas protectionniste, ou plus précisément mercantiliste, qui veut. » (p.287) Pour les explications, il vous faudra aller voir ailleurs.

Rappelons simplement à PNG que comparaison n'est pas raison.

Le marché du travail ? « Je penche donc pour l'existence d'un contrat de travail unique, mais à "lien progressif" : plus il dure, plus la rupture implique d'obligations pour l'employeur, en termes de moyens donnés à l'employé pour se former et se reconvertir. » (p.2297) Mais le contrat à durée indéterminée ne concrétise-t-il pas déjà et bien imparfaitement ce "lien progressif" qui oblige l'employeur ? La mort du CDI que réclament depuis des années le MEDEF et les néo-conservateurs de tous poils, PNG semble ne pas comprendre qu'il s'agit pour eux de "socialiser les moyens de formation et de reconversion lors de la rupture", comme les banksters ont su faire "socialiser leurs pertes" après 2008. Force est de constater que l'économiste haut fonctionnaire Pierre-Noël Giraud est objectivement un bon soldat de l'élisphère (6), comme on le voit encore ci-dessous.

L'immigration ? Il faut la favoriser, parce que c'est une politique intelligente, pratiquée par les Etats-Unis et le Canada (« porte très étroite aux frontières, mais non-persécution de ceux qui ont réussi à passer » (7)), mais aussi par la France avant son abandon par Sarkozy de Nagy Bocsa.

Pour résumer les préconisations ? Il faut refonder l'Europe, avec une France initiatrice qui doit "rester évidemment dans l'euro", et attendre le choix définitif de l'Allemagne ... Il faut tenter cette option en se donnant au moins 5 ans pour vérifier ... si on peut s'entendre avec les Allemands ! [Est-ce que ce type est vraiment sérieux ? ndAA] Et ce que PNG dit d'une politique économique européenne :

« il faut limiter la liberté de mise en circulation des biens-services et des capitaux par les firmes globales, sans aller, loin de là, jusqu'à l'autarcie des grands blocs, et il faut que les politiques économiques restent suffisamment indépendantes tout en étant en partie coordonnées. Leur coordination est en effet un jeu "gagnant-gagnant", qui doit être pratiqué sous menace crédible de plans B plus mercantilistes, rendus possibles par les restrictions de circulation. » (p.328) ;

nous l'approuvons pour une application domestique. Finalement entre nous deux, ce seraient des questions de taille et de realpolitik.

Le septième chapitre titré "une ouverture vers le politique" est fort intéressant (on voit l'influence des amis maoïstes Lazarus et Badiou), mais comme l'écrit PNG à la fin du chapitre six : le livre d'économie s'arrête là, page 329 (sur 401).

Avec son livre L'Homme inutile, Pierre-Noël Giraud ne nous convainc pas de l'utilité de son concept. Pour satisfaire son éditeur, il a gonflé sa production originale, et le lecteur n'y trouve pas son compte. On constate à nouveau que dans la chorale des économistes néo-conservateurs, Pierre-Noël Giraud fait entendre sa petite musique parfois dissonante : si l'analyse est souvent pertinente, les préconisations relèvent de l'économie hors-sol, celle qui ne tient pas compte des rapports de force et des intérêts des agents économiques et des Etats.

Alexandre Anizy

(1) « Je remercie (...) Odile Jacob qui m'a incité à l'écrire ...» (p.395)

(2) La population mondiale va augmenter jusqu'à la fin du XXIe siècle, puis elle stagnera et diminuera au cours du XXIIe, parce que le taux de fertilité des femmes sera passé au-dessous de 2 : « Les pays du monde les derniers engagés, qui se trouvent pour la plupart en Afrique sahélienne et centrale, sont cependant tous bien entrés dans la phase 2 : les taux de natalité décroissent fortement et la croissance démographique ralentit. » (p.88).

(3) Présentée dans "Le commerce des promesses" (Seuil, 2001). Notons que PNG utilise souvent le terme "industrie financière" pour nommer l'activité bancaire : comme il n'a aucune vue péjorative (fondamentalement, la banque n'est pas une coupable industrie), l'expression est malencontreuse.

(4) Nous appelons néo-conservateurs tous les libéraux ou réformistes qui croient à l'efficacité de l'économie de marché plus ou moins corrigée par l'Etat.

(5) En quoi un monde dit global gênerait l'internationaliste PNG d'hier, le mondialiste d'aujourd'hui ?

(6) La bourgeoisie d'affaires compose l'élisphère, avec ses gens de haute main, avec ses clercs, avec tous ceux qui gravitent et adhérent ou promeuvent son idéologie, à savoir l'aspiration à un gouvernement oligarchique des sociétés. Ils se voient bien sûr en aristocrates, alors qu'ils ne sont que des ploutocrates. En voici 2 exemples :

« Quant à la gouvernance mondiale, elle sera d'abord oligarchique (assemblée des plus riches). » Jacques Attali (Philosophie magazine, février 2009,n°26, p.54) ;

« Un putsch légitime est donc nécessaire, car il ne s'agit plus de sauver la Grèce d'un déclassement irréversible, il s'agit de nous sauver en sécurisant notre monnaie. Que les chefs d'Etat et de gouvernement s'emparent du pouvoir qui leur est dévolu ! Et, au sein de ce club de responsables, que Nicolas Sarkozy saisisse l'occasion de mener les débats ! (...) et, après avoir été de droit président de l'Europe en 2008, Nicolas Sarkozy peut en devenir président de fait. » Christophe Barbier (le naboléon en plein délire pro sarkozyste, Express du 12 mai 2010)

(7) Humour de PNG : cette politique d'immigration intelligente, n'est-ce pas une forme de sélection darwinienne ? Sous la plume d'un polytechnicien (statut protégé de haut fonctionnaire) qui semble n'avoir jamais vécu dans sa carrière ni l'émigration, ni le marché de l'emploi, ni la dureté des rapports professionnels, et encore moins les fins de mois difficiles, le propos vaut "les sans-dent" du président culbuto molletiste.