Cette fois-ci, nous avons abandonné.
Maylis de Kerangal est une écrivaine, une vraie. En voici une démonstration :
« Elle imagine les milliers de personnes rassemblées en cercle, là-bas, autour d’une pelouse d’un vert si étincelant qu’on pourrait la croire vernie au pinceau, chaque brin d’herbe enluminé d’une substance mélangeant résine et essence de térébenthine ou de lavande et qui, après évaporation du solvant, aurait formé ce film solide et transparent comme un reflet argenté, comme un apprêt sur un coton neuf, un voile de cire, et songe qu’à l’heure d’apparier les organes vivants de Simon Limbres, à l’heure de les répartir dans des corps malades, des milliers de poumons se gonflent ensemble là-bas, des milliers de foies se gorgent de bière, des milliers de reins filtrent à l’unisson les substances du corps, des milliers de cœurs pompent dans l’atmosphère, et soudain elle est frappée de la fragmentation du monde, de la discontinuité absolue du réel sur ce périmètre, l’humanité pulvérisée en une divergence infinie de trajectoires ̶ une sensation d’angoisse qu’elle avait déjà éprouvée, ce jour de mars 1984, alors qu’elle était assise dans le bus 69 et se rendait dans une clinique du 19e arrondissement pour avorter, moins de six mois après la naissance de sa fille qu’elle élevait seule, la pluie ruisselait sur les vitres, elle avait regardé un à un les visages des quelques passagers qui l’entouraient, des visages que l’on croise dans les bus parisiens en milieu de matinée, des visages aux yeux fuyant vers le lointain ou rivés à une consigne de sécurité contenue dans un pictogramme, fixés sur le bouton d’appel, égarés à l’intérieur du pavillon d’une oreille humaine, des yeux qui s’évitaient entre eux, vieilles dames à cabas, jeunes mères de famille avec enfant en kangourou, retraités en chemin vers la bibliothèque municipale pour la lecture de leur périodique quotidien, chômeurs de longue durée en costume cravate douteux, plongés dans leur journal sans parvenir à le lire, sans que jaillisse sur la page la moindre étincelle de sens, mais accrochés au papier comme pour se maintenir dans un monde où ils n’avaient pourtant plus de place, où ils ne trouveraient bientôt plus de quoi subsister, des personnes parfois situées à moins de vingt centimètres d’elle, et qui toutes ignoraient ce qu’elle allait faire, cette décision qu’elle avait prise et qui dans deux heures serait irréversible, des gens qui vivaient leur vie et avec lesquels elle ne partageait rien, rien, hormis ce bus pris dans une giboulée, ces banquettes usagées et ces poignées de plastique poisseuses qui pendaient du plafond comme des cordes préparées pour se pendre, rien, chacun sa vie, chacun la sienne, voilà, elle avait senti que ses yeux se baignaient de larmes, avait serré plus fort la barre métallique pour ne pas tomber, et sans doute fit-elle en cet instant l’expérience de la solitude. » (Réparer les vivants, éditions Verticales, 2013, p129-131 sur 209) [Lire notre billet ici ]
Elle a osé bien que ce soit casse-gueule, et le lecteur suit parce que le style rude est en adéquation avec le moment.
Mais dans Canoës (Verticales, mai 2021), quand elle maintient cette ligne stylistique, ça ne marche pas aussi bien. Exemple :
« Tel un oiseau change de couleurs pour se camoufler dans les branches et leurrer les prédateurs, la voix de Sam se coule maintenant dans celle du Midwest et cela me dépayse, oui, car elle peut être enrouée, essoufflée, déguisée pour une blague ou troublée par l’émotion, altérée par le sommeil, l’alcool, la colère, étranglée par l’anxiété, empruntée pour approcher un interlocuteur difficile, elle habite mon oreille depuis si longtemps, cette voix, qu’un mot, deux syllabes à peine me suffisent pour la détecter sans erreur possible, pour l’isoler parmi des centaines d’autres comme une piste sur la bande de mixage de celles qui m’accompagnent, pour la capter de loin ̶ souvenir d’une liaison radio au beau milieu de la nuit, lui dans le fond d’un petit cargo en plein tangage dans la mer de Béring, moi couchée sous les combles dans un immeuble de la rue Pigalle, le téléphone qui sonne, le combiné glissé sur mon oreille d’une main endormie, allô ?, la friture d’abord, ce lointain qui grésille, et ces premières vibrations contre la membrane de mon tympan, lesquelles touchent bientôt les trois osselets, trois miettes de cartilage, quelques milligrammes, et s’amplifient, converties dans la foulée en impulsions électriques que le nerf cochléaire transmet à mon cerveau, vers le gyrus temporal gauche, à l’endroit où l’on situe les microrégions de la mémoire auditive sensibles à certaines intonations de la parole, à son rythme, à son intensité, une trajectoire sidérale, la flèche de l’amour avais-je pensé, redressé d’un seul coup dans mon lit étroit, questionnant la distance que cette voix avait parcourue, acheminée jusqu’à moi dans des câbles sous-marins transocéaniques, puis renvoyée par des antennes-relais dressées sur les plateaux continentaux, au beau milieu des plaines, au sommet des collines, et jusque dans la ville, l’onde électromagnétique invisible mais bien réelle, elle aussi, au cœur de ma chambre : elle m’est plus familière que mon pays, cette voix, elle est mon paysage. Tout le monde change ici, il n’y a que toi qui ne changes pas, la voix de Sam a tranché, froide, puis il a basculé sur le flanc et m’a tourné le dos. » (p.51-52)
Pour nous, encore quelques pages tournées et puis basket.
Parce que, comme l’a écrit Philippe Djian :
« (…) qui donc oserait prétendre que le style n’est qu’une question de musique ? (…) Il est donc temps d’ajouter que le style est à la fois une musique et une manière de regarder les choses, ou si l’on préfère une attitude ou encore une façon d’être, ou un point de vue, dans le sens où il s’agit de choisir la place, l’emplacement à partir duquel on observera le monde. » (Ardoise, Julliard, page 30) [Lire notre billet ici ]
Alexandre Anizy