En octobre 1903, la riche bourgeoise américaine Edith Wharton publiait un article titré « The Vice of Reading », dans lequel elle expliquait que la diffusion de la connaissance avait révélé un nouveau vice. Son exposé ne nous a pas convaincu.
Si son texte est émaillé de quelques truismes, comme « l’érudition n’est [pas] la culture » (p.8), elle ne démontre rien non plus lorsqu’elle affirme que se forcer à lire n’est pas lire, que « lire vraiment est un réflexe ; le lecteur-né lit aussi inconsciemment qu’il respire (…) » (p.8), et elle s’égare même lorsqu’elle prétend que « plus on confère à l’acte [de lire] du mérite, plus il en devient stérile » (p.8).
Mais elle donne aussi une réponse intéressante à la question de l’évaluation d’un livre : « La valeur des livres est proportionnelle à ce que l’on pourrait appeler leur plasticité – leur capacité à représenter toutes choses pour tous, à être diversement modelés par l’impact de nouvelles formes de pensées. » (p.9)
Edith Wharton est indulgente avec le piètre lecteur, ou bien le dévoreur de livres futiles, ou bien ceux qui ne s’intéressent qu’aux « meilleures ventes », parce que ces gens ne nuisent pas à la littérature. Non, ce sont ceux qui se font un devoir de lire, établissant même parfois le programme ambitieux d’être informés de toute la production, qu’elle présente comme des ennemis :
« C’est lorsque le lecteur mécanique, armé de la haute idée de son devoir, envahit le domaine des lettres – discussions, critiques, condamnations ou, pire encore, éloges – que le vice de la lecture devient une menace pour la littérature. » (p.12)
Parce que « lire n’est pas une vertu, mais bien lire est un art, et un art que seul le lecteur-né peut acquérir ». Deux inepties en une phrase ! Car en quoi la lecture serait un art, et pourquoi le « lecteur-né » pourrait seul acquérir la capacité de bien lire ? Point d’arguments avancés pour défendre cette assertion, si ce ne sont d’autres fadaises du genre : « le lecteur mécanique est l’esclave de son marque-page » (p.15).
Cette opposition entre lecteur-né et lecteur mécanique est artificielle. Elle repose essentiellement sur le préjugé de classe demi-avoué d’une femme bien née, qui déclare que « la route du lecteur mécanique est tracée par la vox populi. » (p.19) Si Edith Wharton voulait dénoncer l’hypocrisie de sa classe sociale, comme le pense Michel Guerrin, elle n’y parvenait qu’en sombrant dans un élitisme déjà suranné en son temps.
Pour nous, la lecture n’est pas en soi un vice : au mieux, elle contribue au développement intellectuel, et au pire, elle permet une évasion divertissante.
Alexandre Anizy
: « le vice de la lecture », 1ère traduction française par Shaïne Cassim aux éditions du sonneur, mars 2009, 38 pages, 5 €.
: dans le Monde du 26 juin 2009.