Depuis quelques années, nous pensons que la question de l’euro est centrale. En août 2012, il est opportun d’entreprendre un tour d’horizon puisque la zone euro craque de toutes parts.
Comme l’écrit Philippe Simonnot, « Il y a quelque chose de tellement pourri au « royaume » de l’euro que l’on se demande par quelle aberration l’Europe s’est engagée dans la voie à sens unique de la monnaie unique ».
En avril 2009, l’économiste Christian Saint-Etienne publiait La fin de l’euro (Bourin éditeur, 160 pages, 16 €) [le titre volontairement racoleur ne reflète pas précisément la pensée de l’auteur : une exigence de l’éditeur ? Ndaa]. Depuis cette date, il a rédigé de nombreux articles dans lesquels il a proposé, par exemple, la création de 2 zones euro ayant chacune sa Banque Centrale, ou bien annoncé en avril 2010 « une rupture significative d’ici à 3 ans. Et la sortie de nos contradictions ne s’annonce guère agréable »(³).
L’optimalité d’une zone monétaire selon Robert Mundell (1961)
Quels sont les critères économiques qui assurent l’optimalité d’une zone monétaire ? CSE en appelle à Robert Mundell (Prix Nobel d’économie 1999), qui a donné en 1961 le critère le plus intéressant :
« Selon lui, deux pays A et B ont intérêt à former une zone monétaire unique à changes fixes si, et seulement si, la mobilité des facteurs de production (capital et travail) à l’intérieur de la zone qu’ils projettent de constituer en se réunissant est supérieur à celle qui prévaudrait vis-à-vis de l’extérieur de la zone. » (p.13)
Imaginons donc une zone composée de la France (A) et de l’Allemagne (B), et prenons comme choc asymétrique (i.e. un choc économique qui affecte un pays plus que l’autre) une forte croissance mondiale. Que se passe-t-il en l’absence de déplacement des facteurs de production ? La France, par manque de compétitivité, subit une stagnation voire une baisse des exportations, pouvant entraîner ou entraînant une montée du chômage, et une probable dégradation de sa balance courante des paiements. A l’inverse, l’Allemagne (B) profite de la reprise mondiale avec une hausse de la production qui aboutira à un excédent de la balance courante des paiements. Nous obtenons donc un déséquilibre.
Si ces 2 pays ajoutent la monnaie unique dans cette construction monétaire à changes fixes, ils doivent mettre en place des transferts budgétaires pour compenser la sous-optimalité de la zone, ce que les économistes appellent un mécanisme de fédéralisme fiscal.
Ont-ils créé le fédéralisme fiscal lorsqu’ils ont fondé la zone euro ? Non.
Le budget de l’Union Européenne est d’environ 1 % du PIB, alors qu’il faut de toute façon un budget fédéral de l’ordre de 15 à 20 % pour avoir des transferts monétaires compensatoires des aires excédentaires vers les aires déficitaires.
Sont-ils en train de mettre en œuvre ce fédéralisme fiscal ? Non.
L’Allemagne, et les autres pays excédentaires, s’opposent toujours aux transferts budgétaires ("le contribuable allemand ne paiera pas pour le Club Med" dit-on en Allemagne) : ils refusent d’appliquer la leçon d’économie de Mundell de 1961.
L’optimalité d’une zone monétaire selon Ronald McKinnon (1963)
En 1963, Ronald McKinnon considère que l’optimalité d’une zone monétaire « tient moins à la mobilité des facteurs de production qu’au degré d’ouverture des économies, mesuré par le rapport entre les biens échangeables internationalement et le PIB. Plus les pays sont ouverts et plus ils ont intérêt à avoir des changes fixes, alors que des pays fermés ont intérêt à adopter des changes flexibles. » (p.14-15)
Les échanges intra-européens étant très élevés, on peut dire selon ce point de vue que la zone euro a les caractéristiques d’une zone monétaire optimale.
L’Acte unique de 1986 du social-traître Jacques Delors avait l’ambition d’accroître les échanges intra-européens, et par conséquent celui d’améliorer ce critère d’optimalité.
L’objectif a-t-il été atteint ? Non.
« Il est fascinant de noter que, contrairement à ce qui se passe traditionnellement dans les unions monétaires, la mise en place de l’euro n’a eu qu’un impact réduit sur l’augmentation des flux commerciaux entre les pays membres de la zone. » (Jeffrey A. Frankel, décembre 2008, cité p.32)
L’optimalité d’une zone monétaire (Henri Bourguinat et autres - 1973)
En 1973, Henri Bourguinat et d’autres auteurs ajoutaient aux précédents critères d’optimalité d’une zone monétaire l’intérêt pour les pays membres de partager des préférences homogènes concernant des variables-clés : par exemple, le taux d’inflation, le partage emploi-loisir-retraite, la productivité, le partage des revenus, la fiscalité.
Le Traité de Maastricht de 1992, qui instaurait certaines préférences homogènes (la stabilité des prix, l’indépendance de la Banque Centrale Européenne) visait l’harmonisation des politiques et des performances économiques grâce à l’intégration monétaire.
Qu’en est-il ? Fiasco.
« Au cours des 10 dernières années, on a assisté, bien au contraire, à une divergence croissante des politiques économiques au sein de la zone euro avec des écarts considérables d’évolution économique. » (p.16)
Pire : par exemple, la France est pénalisée.
« En réalité, le bouclier [l’euro est aussi présenté ainsi par ses partisans] coûte à la France près d’un demi-point de croissance par an, mesuré par la contribution négative à la croissance des exportations nettes. » (p.37)
L’euro va-t-il survivre ?
Dans la zone euro, il y a 3 groupes de pays qui divergent économiquement.
Irlande et Espagne : grâce aux taux réels faibles dus à la politique monétaire unique, ils ont favorisé la hausse extraordinaire de l’endettement des ménages et le boom spectaculaire de l’immobilier. Entre 2002 et 2008 en Irlande, le déficit annuel moyen de la balance courante des paiements est de 5,5 points de PIB ; il est de 10 points de PIB en Espagne en 2007-2008.
Allemagne et Pays-Bas : ils ont privilégié les exportations qui ont apporté 0,8 point de PIB pour l’Allemagne 0,5 point de PIB pour les Pays-Bas entre 2002 et 2008. L’excédent annuel moyen de la balance courante des paiements est de 7 points de PIB pour l’Allemagne et 9 points de PIB pour les Pays-Bas en 2007-2008.
France et Italie : c’est un modèle intermédiaire, avec un endettement des ménages relativement faible, un boom maîtrisé de l’immobilier, une contribution négative des exportations nettes à la croissance. Ils ont perdu des parts de marché à l’export, et le déficit annuel moyen de la balance courante des paiements est de 2 points de PIB en Italie et de 3 points de PIB en France.
Quelle était la conclusion prémonitoire de Saint-Etienne en avril 2009 ?
« Il paraît donc essentiel que les pays les plus faibles démontrent rapidement leur capacité à se redresser s’ils ne veulent pas subir des attaques spéculatives qui toucheront d’abord la dette publique avant de frapper tous les acteurs économiques. » (p.63)
Effectivement, les pays faibles ont connu et connaissent des attaques spéculatives … même après avoir pris des mesures extraordinaires de restriction budgétaire … qui n’ont fait qu’aggraver les situations économiques des malades … ce qui confortent les spéculateurs sur l’inéluctabilité de l’implosion de la zone euro.
La reconfiguration de l’euro
« Il y a donc des fondements intrinsèquement viciés dans la construction européenne depuis le traité de Maastricht de 1992. » (p.65)
Pour notre part, nous considérons que le vice est déjà dans L’Acte unique du social-traître Jacques Delors, qui est une sorte de cristallisation accélérée de la méthode Monnet (lire notre blog-note sur la faute à Monnet de Jean-Pierre Chevènement).
« En d’autres termes, c’est une contradiction mortelle que de laisser s’instaurer une concurrence fiscale et sociale au sein d’une union monétaire. » (p.67) Donnons 2 exemples :
- L’Irlande et son Impôt sur les Sociétés (IS) ridicule ;
- L’Allemagne avec sa baisse des salaires et sa hausse de TVA.
Eh bien, malgré un leader non exemplaire qui a tiré les marrons du feu (nous parlons de l’Allemagne), Christian Saint-Etienne ratiocinait sur la possibilité de sauver l’euro … Nous vous faisons grâce de ses élucubrations, qui de l’aveu même de l’auteur, n’étaient possibles qu’à la condition d’un coup de force politique franco-allemand !
Les 2 scénarios de la fin de l’euro de Saint-Etienne
« Les déséquilibres actuels de la zone euro ne sont pas soutenables et l’absence de gouvernement économique décrédibilise la zone dans la négociation financière internationale. Si son éclatement devenait inévitable, deux approches seraient envisageables. » (p.120)
1. éclatement violent et vicieux
Si les divergences de visions et de performances économiques continuent à être niées, l’éclatement ne pourra qu’être violent et vicieux. Ce sera le retour des dévaluations compétitives, avec au mieux l’arrêt de la construction européenne et au pire sa déconstruction.
2. sortie organisée et planifiée vers un Système Monétaire Européen
C’est le retour d’un système (renforcé) qui a fait ses preuves dans les années 80. Il permet d’éviter le désastre des dévaluations compétitives intra-européennes, et met un terme à la construction néolibérale de l’Europe [ndaa].
En bon économiste de la théorie dominante, Christian Saint-Etienne nous dit que cette sortie planifiée de l’euro « n’est qu’un objectif de second rang, par rapport à la solution préférable de l’émergence d’un gouvernement économique de la zone euro » (p.121)
Il n’est pas interdit de rêver, même pour un expert, malheureusement pour les pauvres gens (ceux dont parlait Paul Valéry).
Car cette attitude (ici défendre la solution préférable, là en 2010 proposer la création de 2 zones euro, dans des situations qui les rendent hautement improbables) ne contribue-t-elle pas à l’aveuglement général ?
« Tout est fait pour ne pas affronter la réalité : la crise bancaire. Chaque réunion européenne conduit à l’adoption de sous-mesures perfides et de vraies fuites en avant. » (James K. Galbraith et Aurore Lalucq)².
Alexandre Anizy
() : le Monde du 2 juin 2009
(²) : le Monde du 13 décembre 2011
(³) : l’Express du 29 avril 2010