Annie Ernaux décline, Frédéric Beigbeder se lâche

Publié le par Alexandre Anizy

Si nous avons failli flancher sur le dernier opus d'Annie Ernaux, nous ne cracherons pas le mépris social comme Frédéric Beigbeder, le pif enfariné du Figaro magazine.

La dernière phrase de Mémoire de fille, l'ultime roman d'Annie Ernaux (Gallimard, avril 2016, livrel à 10,99 € - trop cher !), résume aussi bien ce qu'était l'ambition de l'auteur :

« Explorer le gouffre entre l'effarante réalité de ce qui arrive, au moment où ça arrive et l'étrange irréalité que revêt, des années après, ce qui est arrivé. »,

que l'état d'hébétement du lecteur à la fin du livre, car au bout de ce qui ressemble à une palabre, avec son lot de répétitions et circonlocutions, se pose la question : tout cela pour ça ? Mme Ernaux n'a pas supporté le regard de mépris de ses collègues de colonie de vacances en 1958 pour « avoir été aussi misérable, une chienne qui vient mendier des caresses et reçoit un coup de pied » (p.30/98).

A vrai dire, l'auteur a fait le livre de trop, avec sa méthode :

« Ne rien lisser. Je ne construis pas un personnage de fiction. Je déconstruis la fille que j'ai été. » (p.34/98),

le problème étant que :

« J'ai commencé à faire de moi-même un être littéraire, quelqu'un qui vit les choses comme si elles devaient être écrites un jour. » (p.88/98),

alors s'agissant de sa vie intime, user de sa méthode présente un biais.

Les travaux précédents d'Annie Ernaux ont apporté beaucoup à la littérature, mais pas seulement : il faut mentionner ici l'intérêt qu'ils représentent pour les sociologues. Nous en voulons pour preuve l'analyse de Chantal Jaquet dans son livre Les transclasses ou la non-reproduction (PUF, avril 2014, 238 pages, 19 €) : un ouvrage à mettre dans toutes les mains, par les temps de ségrégation sociale qui courent en ce pays.

Evidemment, dans le milieu germanopratin, il fallait un "fils de" comme Frédéric Beigbeder pour oser dézinguer Mémoire de fille, puisque la dame jouit d'une aura :

« Mme Ernaux invente la plainte qui frime, la lamentation sûre d'elle. C'est regrettable, car il y a des bribes à sauver dans ce galimatias autosatisfait (...) » (Figaro Magazine du 22 avril 2016);

Et forcément cette fois-ci, il n'a pas pu se retenir de pousser son avantage :

« Elle annihile son talent en le noyant sous sa propre exégèse fascinée. On regrette l'écrivain qu'elle a failli être, le livre qu'elle a failli écrire, la légèreté qu'elle se refuse depuis cet été 58. » (Ibidem),

parce qu'il ne supporte pas viscéralement la transclasse Annie Ernaux :

« C'est l'histoire d'un écrivain qui s'est installé au sommet de la société en passant sa vie à ressasser son injustice sociale. Son dolorisme des origines révèle en réalité une misère de l'embourgeoisement. C'est comme si elle refusait d'admettre qu'elle s'en est très bien sortie ; 2016 n'effacera jamais 1958. » (idem)

Se libérer du passé ne l'efface pas, disions-nous récemment :

http://www.alexandreanizy.com/2016/05/du-passe-selon-jacques-robinet-et-alexandre-anizy.html

mais le mépris social sous-jacent du pif enfariné Beigbeder montre que l'œuvre d'Annie Ernaux de par sa justesse dérange la classe dominante, qui ose maintenant le dire comme elle traite de voyous et de terroristes des grévistes. Quoique fasse Mme Ernaux, il y aura toujours un salaud de service pour la rabaisser.

Mémoire de fille n'est pas un bon livre, mais il a permis de révéler l'hypocrisie de l'histrion Frédéric Beigbeder, un "fils de" qui ne doit pas sa position sociale à son talent.

Alexandre Anizy

Publié dans Notes culturelles

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