La position de Michel ROCARD recèle une contradiction majeure.
Avec lui, nous faisons ce sombre diagnostic : « Nous allons tout droit vers une confrontation mondiale des formes d’organisation économique, sociale et financière. » (p.139), dans laquelle la guerre est une option. Dire que les Etats-Unis maintiendront fort probablement leur choix d’une totale liberté des agents économiques, avec corrélativement l’instabilité et le durcissement social, relève simplement du bon sens. En conséquence, une bataille économique entre l’Union Européenne et les Etats-Unis sera inéluctable.
« Dans la perspective de cette confrontation entre les Etats-Unis et l’Europe – sans même parler de la Chine -, il est essentiel que l’Europe fasse masse : l’adhésion de 71 nouveaux millions de citoyens consommateurs en plus des 550 millions de citoyens européens est donc décisive. Il faut que l’immense marché turc (…) joue dans le sens de l’Europe. » (p.140)
L’adhésion de la Turquie est donc essentiellement une affaire d’économie, précisément de taille critique.
Notre première objection est un rappel des réalités microéconomiques : en matière de fusion-acquisition, les faits montrent que (1 + 1) ne font bien entendu jamais 3 comme le font souvent miroiter les initiateurs de l’opération, mais plutôt 1,8 voire moins. Autrement dit, cet élargissement de l’espace économique européen sera accompagné d’une destruction interne de valeurs.
Notre deuxième objection est importante : l’adhésion turque affaiblira la position politique de l’Europe sur l’échiquier mondial. En effet, comme le dit Michel ROCARD, « c’est en Turquie que prennent naissance le Tigre et l’Euphrate. La Turquie est le réservoir d’eau de l’Irak, de la Syrie, du Liban et d’Israël (…). » (p.99). Ainsi, l’Europe ne sera plus en dehors de ce conflit régional, mais à la marge qui l’impliquera forcément dans la gestion commune de l’eau qui deviendra un impératif régional.
Affirmer que l’Europe renforcera sa position géostratégique, alors qu’elle s’introduira de manière passive (i.e. sans objectifs politiques et militaires, avec les moyens nécessaires à la réalisation de ses objectifs) sur un champ de bataille, c’est ignorer les leçons de l’Histoire et de la polémologie.
Est-ce pour cette raison que l’actuel commissaire européen en charge de la justice et des affaires intérieures, le français Jacques BARROT, faisant fi de la solidarité de l’équipe bruxelloise, a déclaré devant les étudiants de Paris II-Melun que l’entrée d’Ankara serait une « erreur considérable » ?
Le raisonnement de Michel ROCARD bute finalement sur une contradiction majeure, qui constitue notre troisième objection. Si l’adhésion turque permet d’accroître la taille du marché européen, elle augmente de facto les risques de grippage interne de la mécanique eurocratique en introduisant un nouvel acteur qui, conscient de son poids démographique et de son potentiel économique, exercera inéluctablement une nouvelle force centrifuge. En adepte du « parler vrai », Michel ROCARD le reconnaît quand il dit : « Seulement voilà, l’Europe fédérale et politique est une chimère. Si elle était à l’ordre du jour, (…) l’adhésion turque la rendrait plus difficile. (…) freinerait l’élaboration d’une diplomatie européenne commune ». (p.116) Ainsi, parce que l’entrée de la Turquie affaiblirait sérieusement l’unité politique européenne, ROCARD admet enfin que l’idéal européen (i.e. le fédéralisme) est déjà mort depuis 1972 avec l’entrée de la Grande-Bretagne.
Mais si l’idéal européen est mort, dans la confrontation économique mondiale à venir comment peut-on avancer l’idée d’un renforcement ou même d’une défense du modèle social européen grâce à l’adhésion de la Turquie ? S’il constate la fin du rêve d’une union politique et économique (i.e. une unité d’action budgétaire et monétaire), Michel ROCARD n’en tire pas la conséquence logique : la mort du modèle social européen, si tant est qu’il existât. Il ne le fait pas, parce qu’en bon politicien il continue à vendre au peuple un projet social commun, alors qu’il sait pertinemment que l’Europe n’est plus qu’ « un club de nations cherchant à intégrer leurs économies » (p.136)
C’est ainsi que la social-démocratie européenne est d’abord au service de l’oligarchie avant d’être au service des peuples.
En conclusion, nous tenons à saluer cet essai où la logique rocardienne présente quelques ratés, qui sont autant de révélateurs des objectifs réels de la construction européenne en cours. Parce que Michel ROCARD se considère comme brillant, il nous montre les contradictions qu’il croit dépasser, jouant ainsi le rôle d’un idiot utile. D’aucuns ajouteront qu’il en a l’habitude.
Alexandre ANIZY