Les terroristes : d'Anatole France à Sophie Wahnich
Dans Les Dieux ont soif (en livrel gratuit), Anatole France montre la dérive d'un homme intelligent et policé durant la période de la Terreur : « Evariste Gamelin, peintre, élève de David, membre de la section du Pont-Neuf, précédemment section Henri IV (...) » (incipit). L'auteur décrit le glissement inéluctable d'un être pétri d'idéalisme dans une société en ébullition et en conflit avec les royautés étrangères.
Les Dieux ont soif est un excellent roman, parce qu'Anatole France produit des effets de vérité (1) : notamment quand l'irrationnel s'empare d'Evariste Gamelin, devenu un intraitable juge expéditif, pour le conduire à l'élimination physique d'un supposé rival amoureux, usant ainsi de son pouvoir exorbitant pour commettre un meurtre légal. En somme, un crime parfait.
Hier comme aujourd'hui et demain, que ne fait-on pas au nom de l'intérêt supérieur de la Nation ou de l'Etat ?
Encore s'il suffisait de quelques hécatombes,
Pour qu'enfin tout changeât, qu'enfin tout s'arrangeât !
Depuis tant de "grand soir" que tant de têtes tombent,
Au paradis sur terre on y serait déjà.
Mais l'âge d'or sans cesse est remis aux calendes,
Les Dieux ont toujours soif, n'en ont jamais assez,
Et c'est la mort, la mort, toujours recommencée...
Mourons pour des idées, d'accord, mais de mort lente,
D'accord, mais de mort lente.
Georges Brassens . Mourir pour des idées
Du coup, nous avons replongé dans l'histoire de la Révolution française, précisément sur la Terreur, avec le remarquable livre de Sophie Wahnich : La liberté ou la mort. Essai sur la Terreur et le terrorisme (La Fabrique éditions, 2003, 111 pages, 13 €). Après trois décennies de révision où la vulgate historiographique de François Furet et consorts en arrive à une conclusion aberrante (Révolution = Totalitarisme), les travaux de Wahnich et quelques autres vont commencer à percer dans les médias. Ils n'auront pas de mal à intéresser le public, tant le simplisme de la ligne politique des humanitaires (pour la bande menée par l'obscène milliardaire Bernard-Henri Lévy, la Révolution est intolérable) finit par l'offusquer, notamment cette frivole Monique Canto-Sperber lorsqu'elle assimile (2) les terroristes du 11 septembre 2001 aux révolutionnaires de 1793 en falsifiant les mots de Saint-Just par ignorance et paresse intellectuelle (3).
Les brigands (4) et leurs clercs maintenant ont fait sécession. (5)
Concernant la période de la Terreur avec ses 3 moments-clés, la thèse que présente Wahnich colle aux faits et aux paroles des révolutionnaires.
Tout d'abord le tribunal révolutionnaire : « Ce tribunal ouvre un cycle de vengeance instituée. » (p.57) ; il s'agissait d'éviter la répétition des massacres de septembre 1792 en canalisant la violence à l'encontre des contre-révolutionnaires demandée par les sections. « Danton présente ainsi le tribunal révolutionnaire comme l'antidote de la "vengeance du peuple", ou plus exactement comme son possible contrôle par une institution qui résulte de "lois extraordinaires prises hors du corps social" (...) » (p.61) Ainsi, la proclamation de la Terreur n'est pas une volonté de déchaîner la violence populaire mais au contraire celle de mettre un frein à celle-ci en la contrôlant (Danton : les Conventionnels doivent être "les dignes régulateurs de l'énergie nationale").
Ensuite vint la fameuse loi des suspects. Celle qui instaurant la suspicion générale plonge la Révolution dans un mouvement politique mortifère, selon l'interprétation habituelle. Or Sophie Wahnich défend ici l'idée qu'au contraire la loi des suspects suspend la répression sanglante : être suspect, ce n'est pas être accusé. Certes les prisons se remplissaient, mais la guillotine fonctionnait moins. Les faits, rien que les faits.
Enfin la loi du 22 prairial an II place le tribunal révolutionnaire dans une logique de guerre : le contre-révolutionnaire devient un ennemi irréconciliable à abattre parce qu'il s'oppose au genre humain constitué en peuple souverain. L'humanité est fondée par l'existence politique du citoyen : par conséquent celui qui se met hors du droit naturel de la communauté devient inhumain. « Le sentiment d'humanité révolutionnaire ne conduit pas à protéger avant toute chose des corps souffrants où qu'ils soient et quels qu'ils soient. Il s'agit de protéger avant tout l'humanité comme groupe humain politiquement constitué par son respect du droit naturel déclaré, de l'échelle la plus locale à l'échelle la plus cosmopolitique. » (p.86)
Après la chute de Robespierre, les Thermidoriens usent des mots terrorisme et terroriste pour qualifier ceux qui se sont battus pour un nouvel espace politique égalitaire. « Thermidor opère ainsi un premier déplacement vers une Révolution incompréhensible et désastreuse en niant le sens du "faire mourir souverain" et en faisant de la mort pendant la période révolutionnaire une mort dénuée de sens. » (p.89)
« Thermidor inaugure pour notre temps le règne de l'émotion victimaire. » (p.89)
Au bout de son exposé (6), Sophie Wahnich peut conclure : « La terreur révolutionnaire n'est pas le terrorisme. Une mise en équivalence morale de l'an II et de 2001 est un non-sens historique et philosophique. » (p.97)
Au moment où triomphe l'humanitarisme de gouvernements gestionnaires de foules émotives, il est utile de rappeler l'Histoire si on veut lutter contre l'indifférenciation généralisée, qui est la véritable antichambre de l'inhumanité.
Alexandre Anizy
(1) Référence à la thèse d'Hermann Broch, enrichie par Milan Kundera.
(2) Monique Canto-Sperber :Injustifiable terreur, Monde du 3 octobre 2001
(3) Grâce à Françoise Brunel, on sait donc que dans cet article la paresseuse et pimpante philosophe Canto-Sperber cite en fait les mots que Georg Buchner prête à Saint-Just dans La mort de Danton. Frivole Monique...
(4) « « Ceux qui font la guerre à un peuple, pour arrêter les progrès de la liberté et anéantir les droits de l'homme [NdAA : les droits naturels de l'homme sont : liberté, sûreté, propriété, résistance à l'oppression], doivent être poursuivis partout non comme des ennemis ordinaires, mais comme des assassins et des brigands rebelles. » Robespierre (On retrouve la figure du brigand qui désigne bien alors celui qui se met en dehors du lien social, en dehors de la commune humanité tout en connaissant ses règles [souligné par AA]. (...) » Wahnich, page 84
(5) Lire La révolte des élites et la trahison de la démocratie de Christopher Lash.
(6) Dans sa recension, Marc Belissa montre les limites de certaines parties de l'exposé et donne quelques pistes pour ceux qui voudraient approfondir la question : « Sophie Wahnich, La Liberté ou la Mort. Essai sur la Terreur et le terrorisme », Cahiers d'histoire. Revue d'histoire critique [En ligne], 94-95 | 2005, mis en ligne le 03 avril 2009, URL : http://chrhc.revues.org/1182