"Capitalisme et pulsion de mort" Gilles DOSTALER, Bernard MARIS (IX)
Lire auparavant les notes I à VIII portant le même titre.
Si l’homme civilisé fonctionne grâce aux conventions, il n’en demeure pas moins un animal, qui plus est contagieux : « Les interdits sont nécessaires parce que certaines personnes et choses ont en propre une force dangereuse qui se transfère, par contact avec l’objet ainsi chargé, presque comme une contagion » (FREUD, cité p.91) qui se manifeste dans le narcissisme des petites différences. Comme à tout moment la société de culture peut voler en éclats du fait de la rivalité mimétique, souder sans cesse les hommes est une nécessité que la désignation d’un bouc émissaire remplit (voir René GIRARD, déjà cité dans ces notes). Le travail oblige aussi les hommes à fusionner, et il les place en situation d’interdépendance, que la division toujours plus poussée du travail accentue.
« L’argent joue un rôle essentiel comme canaliseur de la violence des hommes. » (p.92) : Gilles DOSTALER et Bernard MARIS renvoie ici à « la violence de la monnaie » de Michel AGLIETTA et André ORLéAN (PUF, 1ère édition mai 1982, 2ème édition mise à jour octobre 1984, 324 pages, 150 FRF). En effet, le bouc émissaire « peut être aussi plus quotidiennement un substitut et un objet unanimement désiré, l’or, la monnaie (…) » (p.92), qui remplacent la victime de chair. La monnaie devenue l’équivalent absolu de toute richesse et de tout objet détourne vers elle le désir mimétique : expression de la valeur de toutes choses, elle est en soi sans valeur.
Les anthropologues ont constaté qu’il n’y avait pas de sacrifice chez les chasseurs-cueilleurs, qu’on ne sacrifiait pas les animaux sauvages mais domestiques (rarement le chien). Le sacrifice apparaît quand l’homme a domestiqué (Marcel HéNAFF, ouvrage de 2002 cité p.92), sélectionné, contrôlé et reproduit la vie, prenant alors conscience qu’il s’était accaparé d’une partie du pouvoir divin. « Par le sacrifice, on fait accepter aux dieux ce pouvoir, on montre qu’on y renonce symboliquement, on leur restitue un contrôle ultime sur la nature. (…) [le sacrifice] met ou remet en place l’ordre des choses. Il participe de la régulation nature/culture (…). » (p.93)
Si le travail soude les hommes dans l’effort d’accumulation, la dépense comme le sacrifice d’argent le fait pareillement dans la destruction. Grâce aux thèses de Georges BATAILLE sur la guerre et la dépense somptuaire, DOSTALER et MARIS en arrive à la fonction capitale de la dépense improductive pour la survie des sociétés. « Le drame du capitalisme est d’avoir exclu la dépense improductive, exclusion rationalisée par le calvinisme, d’une part, et l’économie classique, de l’autre, qui ne peut envisager une activité économique destinée, non pas à la satisfaction des besoins et à l’accumulation du capital, mais à la jouissance gratuite aussi bien qu’à la destruction et à la perte (…) » (p.95) Si les aristocrates consommaient inutilement et ostentatoirement, les bourgeois qui haïssent la dépense doivent se cacher pour consommer … et lorsqu’ils ne le font plus, il est permis de penser qu’un nouveau monde se prépare.
L’accumulation ne fait que repousser la violence grâce au voile de la monnaie, qui n’est pas l’instrument neutre d’échanges paisibles et cher à beaucoup trop d’économistes.
Tous les hommes doivent la vie à Dieu, à la Nature (cochez où vous voulez, c’est un autre sujet) : ils sont endettés. « Chacun d’entre nous est en dette d’une mort envers la nature et doit être préparé à payer cette dette. » (Freud, cité p.97) Nous remboursons cette obligation par un travail fait d’une « forte proportion de composantes libidinales, narcissiques et érotiques », de telle sorte que notre existence sociale s’en trouve justifiée.
L’Etat réussit à maîtriser la violence mimétique des hommes en opérant le transfert de la dette originelle de chacun sur lui : en échange de la garantie de vie et du monopole de la violence, il offre les titres de crédit (i.e. les signes monétaires). N’est-ce pas l’Etat régalien qui avait le privilège de battre monnaie et du droit de grâce ?
(A suivre)
Alexandre ANIZY