Euro : pourquoi l'Allemagne voulait-elle la monnaie unique ?
En cette période de jubilé (traité de l’Élysée entre l'Allemagne et la France), la coutume veut que l'on regarde le passé avec mansuétude. Nous préférons le faire avec lucidité, car la crise de l'euro n'est pas finie, étant donné que les causes n'ont pas été éradiquées. C'est pourquoi il n'est pas inutile de répondre à cette simple question : pourquoi ont-ils créé l'euro sous la forme de monnaie unique ? Selon nous, l'économiste Jacques Sapir apporta une excellente réponse dans le chapitre 1 de son livre Faut-il sortir de l'euro ? (Seuil, janvier 2012, 192 pages, 14,90 €). Voici l'analyse argumentée qu'il développe.
Ils auraient pu créer une monnaie commune qui serait venue « s'ajouter aux monnaies nationales, les compléter et servir d'instrument pour les échanges internationaux de marchandises et de capitaux pour une zone géographique donnée, [qui] offre à la fois les avantages de la stabilité que l'on a avec une monnaie unique et une flexibilité des taux de change qui fait défaut. Avec une monnaie commune, nul n'est obligé de fixer à jamais les rapports des taux de change entre les monnaies des pays membres. » (p.24)
Oui mais voilà, pour empêcher toute spéculation à l'intérieur de sa zone, la monnaie commune impose des règles strictes limitant les mouvements de capitaux. Or les politiciens européens voulaient une libéralisation financière totale : les dits socialistes français n'y sont pas pour rien.
Au commencement de cette construction européenne, il y a le Serpent monétaire européen issu du rapport Werner de 1970 : il fut la réponse européenne à la décision des États-Unis (sous Richard Nixon) de ne plus convertir automatiquement le dollar en or au taux de 35 USD l'once. Les marges de fluctuation des monnaies membres étaient de + ou – 2,5 %.
L'adoption du principe des taux de change flottants par les États-Unis (concrètement, le gouvernement américain refuse de soutenir sa monnaie sur les marchés), conjuguée aux crises internationales (guerre du Kippour – du 6 au 24 octobre 1973 ; embargo arabe du pétrole – réunion de l'OPEP du 16 et 17 octobre 1973) perturbent fortement le Serpent monétaire qui enchaînera les crises du fait de la montée inexorable du Deutsche Mark (DM) notamment.
Le 27 octobre 1977, le britannique Roy Jenkins, Président de la Commission européenne, propose de créer une monnaie unique pour les neuf pays et un budget communautaire fixé à 10 % de chaque PIB, une condition technique logique pour garantir cette monnaie qui fut rejetée politiquementpar tous les pays !
10 % pour débuter, mais il aurait fallu aussi annoncer dès la création l'échéancier court atteignant 30 %. (NdAA)
En 1979, le Système Monétaire Européen (SME) émerge de longues négociations : les monnaies nationales vont fluctuer autour d'un cours pivot en ECU (european currency unity), fondé sur un panier de monnaies de pays membres. Hormis une légère réévaluation du DM en septembre 1979, rien ne se passe avant l'arrivée au pouvoir du francisquain Mitterrand. Après 3 dévaluations successives du franc et le virage libéral de 1982-83 sous la houlette du social-traître Jacques Delors, s'ouvre une longue période de stabilité jusqu'en 1992.
« On a ainsi oublié que le SME avait pu fonctionner, en dépit de ses défauts et de l'ouverture progressive des économies aux mouvements de capitaux, pendant 9 ans. » (p.26)
En 1992, l'échec du référendum danois déclenche la spéculation, qui provoque la dévaluation de la lire et de la peseta, et la livre quitte le SME. En 1993, les spéculateurs opèrent contre le franc, obligeant à placer les marges de fluctuation à hauteur de 15 % … Le SME ne s'en remettra pas.
L'analyse dominante à cette époque veut que seule une monnaie unique peut contrer la spéculation en produisant un système stable.
« Nous savons aujourd'hui qu'il n'en est rien. La spéculation s'est en fait reportée des taux de change aux taux d'intérêt de la dette souveraine entre chaque pays. » (p.26)
En réalité à cette époque, il n'était pas question pour les dirigeants libéraux européens de rejeter leur croyance dans la théorie des changes flottants, et encore moins de brider la liberté des mouvements de capitaux, ce qui laissait la possibilité à des spéculateurs professionnels comme Georges Soros de mobiliser des montants financiers colossaux. Autrement dit, en s'arc-boutant sur une théorie fallacieuse (puisqu'il a été démontré que ses bienfaits, notamment sur la croissance, ne se sont pas vérifiés) et en offrant les munitions financières aux spéculateurs par le choix du laisser-faire, les dirigeants libéraux européens ont favorisé le désastre.
Mais comme ces hommes et leurs scribes n'étaient ni idiots ni insensibles devant les faits chiffrés, il faut chercher leur(s) objectif(s).
C'est là que l'analyse de Jacques Sapir devient intéressante :
« En fait, c'est la volonté allemande de se servir des marchés financiers pour normaliser les politiques économiques des autres États combinée aux intérêts financiers du Royaume-Uni qui explique l'opposition absolue et adamantine de contrôler ne serait-ce qu'en partie les marchés financiers. La France avait bien identifié les implications de la position britanniques, mais elle est restée aveugle quant à la position allemande. » (p.28)
D'une part, le SME ne convenait pas à l'Allemagne, parce qu'il permettait à ses partenaires européens d'équilibrer leurs comptes nationaux grâce aux dévaluations, tout en assurant leurs développements, alors qu'il ne garantissait pas le débouché commercial aux produits de son industrie dans l'UE. D'autre part, il fallait écarter à nouveau la proposition de Roy Jenkins de 1977, i.e. l'union budgétaire : pas question de piocher dans la richesse allemande pour "subventionner le club Med", selon l'expression en vigueur depuis la faillite grecque de 2010 (le temps est passé, mais rien n'a changé en Allemagne … ).
« C'est pourquoi l'acte fondateur de la monnaie unique insiste sur la notion de responsabilité budgétaire individuelle de chaque pays. » (p.29)
En 1990, les Allemands n'étaient pas plus ou moins égoïstes que les autres. Ils avaient et ils ont simplement un problème majeur : leur effondrement démographique. Le versement des retraites futures va dépendre de la richesse accumulée et capitalisée. En conséquence, il était et il est d'une part hors de question de toucher au magot pour boucler les comptes d'autres nations, et il fallait d'autre part garantir la valeur future du magot en se soumettant à la logique des marchés financiers.
Les statistiques économiques montrent bien la financiarisation accélérée de l'économie allemande à partir de cette prise de conscience.
En 1990, brusquant la réunification allemande, le chancelier Helmut Kohl, en fin diplomate, propose un traité (le futur Maastricht) au francisquain Mitterrand, qui entérine l'extension de la République Fédérale Allemande et le principe de l'union monétaire. Suprême habilité : cette union monétaire « est présentée comme un sacrifice [l'Allemagne abandonnant son "cher DM", n'est-ce pas? NdAA] de l'Allemagne, alors qu'il s'agit en réalité de ce qu'elle veut obtenir. François Mitterrand s'est bercé d'illusions s'il a cru, comme on le dit, clouer la main de l'Allemagne sur la table. » (p.31)
En fait, le traité de Maastricht fut bordé par des précautions constitutionnelles multiples, notamment l'arrêt du 12 octobre 1993 du Tribunal Constitutionnel de Karlsruhe qui précise que le passage à la monnaie unique devait se faire dans le cadre d'une communauté de stabilité monétaire :
« Cette conception de l'union monétaire, communauté de stabilité monétaire, est le fondement de la loi allemande. » (p.31)
Réaffirmée dans un arrêt de septembre 2011 : la mutualisation de la dette est anticonstitutionnelle pour la Cour de Karlsruhe.
Par conséquent, ridicules sont les politiciens français, voire les "experts", lorsqu'ils glosent sur les eurobonds ou la monétisation directe de la dette réalisée par des avances de la BCE : « La porte a été fermée par la Cour de Karlsruhe. »
« La volonté de l'Allemagne était ainsi de faire de la monnaie unique un cadre contraignant mais sans la moindre compensation du point de vue budgétaire. Le statut de la BCE et son objectif unique, la stabilité monétaire, en découlent. » (p.32)
D'aucuns objecteront que la BCE a montré depuis l'été 2007 qu'elle pouvait enfreindre son statut pour intervenir massivement en offrant des liquidités aux banques. En effet, il fallait sauver le système bancaire … et si celui-ci s'était écroulé, la BCE aurait failli à son unique mission : la stabilité monétaire.
« Dans une Allemagne largement financiarisée, la stabilité des banques est bien devenue un objectif légitime. Le gouvernement allemand n'a pas hésité à sauver ses banques en 2008. » (p.32)
Fort des faits établis depuis la création de la monnaie unique, revenons sur le compromis fondateur :
- pour l'Allemagne, c'est un droit d'accès aux principaux marchés de ses voisins (France, Italie, Espagne)
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sans restrictions tarifaires (principe du Marché Unique),
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sans restrictions monétaires (l'arme de la dévaluation est retirée à ses concurrents) ;
- pour les autres pays, c'est l'accès au marché financier aux mêmes conditions que l'Allemagne (des taux d'intérêt très bas).
Magnanime, l'Allemagne offrait en quelque sorte à ses partenaires un permis de s'endetter à bon compte, ce dont les politiciens médiocres ou pourris (le cas des clans des 2 familles grecques qui tiennent le pouvoir depuis 40 ans) ne se privèrent pas.
Au fait, s'endetter pour quoi ? Acheter des produits allemands, par exemple.
Mais en 2008, l'avantage octroyé aux autres pays européens disparaît : les écarts sur les taux d'intérêt des dettes nationales commencent à s'amplifier. En 2011, une forte disparité est bien établie.
« Le compromis initial est donc clairement rompu ; mais cette rupture est asymétrique (...) » car l'Allemagne a conservé ses avantages (droit d'accès sans restrictions tarifaires et monétaires), tandis que les autres pays européens ont perdu le leur (si on considère que le permis de s'endetter sur le marché financier était un avantage – ce qui n'est pas notre appréciation).
Il est probable que l'Allemagne quittera l'euro si les autres pays remettent en cause ses choix fondamentaux (communauté de stabilité monétaire, responsabilité budgétaire individuelle de chaque pays).
Alexandre Anizy